Cinq années d’enfer. C’est ainsi que Laurence* résume les années qui viennent de s’écouler. Cinq ans que sa fille Nolwenn*, seize ans aujourd’hui, souffre d’anorexie mentale à début précoce. Un trouble sévère du comportement alimentaire qui, comme son nom l’indique, apparaît dans l’enfance, avant l’âge de 13 ans. Chez Nolwenn, tout a commencé insidieusement à l’âge de 11 ans. Et sa mère a mis longtemps à comprendre ce qui se jouait.
Pour cause, les troubles de conduites alimentaires (TCA) chez les enfants et les préadolescents restent largement invisibilisés, et ce malgré une explosion des cas depuis la crise du Covid-19 qui a clairement dégradé la santé mentale des jeunes. « Il faut sortir de l’idée un peu caricaturale que les troubles alimentaires se résument à l’anorexie de l’adolescent ou du jeune adulte », soutient Corinne Blanchet, médecin endocrinologue-nutritionniste, spécialisée dans les TCA de l'adolescent et co-présidente de la Fédération française anorexie-boulimie (FFAB).
Formes diverses
Chez les jeunes enfants, les TCA peuvent prendre différentes formes. L’anorexie mentale à début précoce, comme celle de Nolwenn, est un trouble rare à ne pas confondre avec l’anorexie. « Ce sont deux troubles bien distincts, rappelle Corinne Blanchet. L’anorexie est la perte d’appétit liée à une cause organique ou psychiatrique. Tandis que l’anorexie mentale est une réponse psychique à une souffrance émotionnelle. Le cerveau va développer un symptôme anorexique pour se protéger. »
Il existe aussi des TCA moins connus comme les Arfid, ces troubles de l’évitement ou de la sélection alimentaire. Ils concernent des enfants qui ne cherchent pas à perdre du poids, mais qui développent des aversions ou des peurs liées à la nourriture : textures, couleurs, odeurs ou encore phobie du vomissement.
« Je n’ai rien vu venir »
Retour au printemps 2020. Alors que la France opère son premier déconfinement en pleine pandémie de Covid-19, Laurence voit sa fille de 11 ans faire de plus en plus attention à ce qu’elle mange. Plus de légumes, moins de féculents. Elle boude les goûters et repousse les desserts.
En plein divorce, la mère ne s’alarme pas. « Je pensais qu’elle était un peu triste à cause de la séparation de ses parents et qu’elle voulait juste manger plus sainement », se souvient-elle auprès de ELLE. Nolwenn n’avait jamais eu de problème de poids et je ne lui avais jamais fait de remarques sur ce qu’elle mangeait. » Aujourd’hui encore, la mère culpabilise de n’avoir pas fait le rapprochement entre son divorce et la souffrance de sa fille.
« Les TCA sont des troubles plurifactoriels, rappelle Corinne Blanchet. Les TCA à début précoce surviennent sur un terrain de vulnérabilité psychique ou génétique. On retrouve chez ces enfants des épisodes anxieux ou dépressifs dans la petite enfance. Il y a aussi des facteurs déclencheurs favorisants comme des traumatismes, ou des troubles du neurodéveloppement comme les troubles du spectre autistique, de l’hyperactivité ou des troubles de l’attention. »
Dans le cas de Nolwenn, le divorce de ses parents a agi comme élément déclencheur. « Chez les enfants, l’anorexie mentale à début précoce est souvent liée à des histoires de vie compliquées », confirme la spécialiste.
Méconnaissance du monde médical
Au départ, Nolwenn se contente de trier son assiette. Et puis un soir, la pré-ado saute le dîner, prétextant avoir « trop mangé à la cantine ». La même scène se reproduit de plus en plus fréquemment. Et bientôt, chaque repas devient une source d’angoisses et de conflits. « J’appréhendais le moment de lui dire “à table” », pointe Laurence. Alors la mère supplie, menace puis négocie pour que Nolwenn accepte de manger ne serait-ce que la moitié d’une assiette.
Lors d’une consultation banale chez le médecin traitant, Laurence évoque la perte de poids de sa fille. Certes, Nolwenn est légèrement en dessous de sa courbe, mais rien d’alarmant selon le praticien. « Il m’a dit de surveiller, mais que Nolwenn voulait tout simplement faire attention à sa silhouette et que tout allait rentrer dans l’ordre avec la puberté », raconte-t-elle, cinq ans plus tard, désabusée.
Une méconnaissance médicale que l’on retrouve bien souvent dans les TCA chez les jeunes enfants. À l’inverse des troubles chez les bébés et chez les adolescents, ceux des 6-12 ans demeurent un angle mort des professionnels de santé. Et passent, de fait, sous les radars. « Comme ce n’est pas suffisamment bien connu des médecins et des pédiatres, le repérage n’est pas fait précocement et l’accès aux soins spécialisés n’arrive que très rapidement, voire parfois on passe complètement à côté du diagnostic, constate Corinne Blanchet. On récupère ensuite des adolescents très abîmés avec des TCA qui ont commencé à 8-9 ans. »
Diagnostic
Du côté de Nolwenn, les mois passent et l’enfant continue de perdre du poids. Elle s’isole peu à peu de ses amies. « Elle est devenue plus irritable et angoissée », raconte Laurence. À l’été 2021, alors que la mère et la fille sont en vacances dans le Sud de la France, Laurence découvre le corps émacié de sa fille en maillot de bain. C’est un choc. « J’ai réalisé la gravité de la situation à ce moment-là », se souvient Laurence. S’ensuit une longue et difficile discussion au cours de laquelle Nolwenn finit par avouer qu’elle a presque cessé de s’alimenter. « Je découvre qu’elle faisait semblant de manger et qu’en réalité, elle mangeait le strict minimum pour ne pas tomber dans les pommes », explique la mère.
Laurence abrège les vacances et prend immédiatement rendez-vous chez un pédiatre spécialisé dans les TCA. C’est lui qui posera le diagnostic d’anorexie mentale à début précoce. S’ensuivra un accompagnement psychologique et nutritionnel. Mais la guérison n’est pas linéaire. « Cinq ans plus tard, je ne peux pas dire que Nolwenn est guérie, affirme Laurence. C’est en dents de scie. Il y a des périodes où elle va bien, reprend du poids, mange avec plaisir. Et d’autres où elle se renferme, saute des repas. » Toujours en hypervigilance, elle guette les moindres signes : « J’ai peur qu’elle mange devant moi pour ensuite aller se faire vomir. »
Retard de croissance, absence de règles, troubles anxieux et dépressifs… Pour Nolwenn comme pour les autres enfants atteints de TCA, les conséquences sont lourdes, comme l’explique Corinne Blanchet : « Les troubles alimentaires qui débutent précocement sont aussi sévères, voire plus sévères que ceux qui commencent plus tardivement. Ils sont associés à de nombreuses complications aussi bien sur le plan physique, que sur le plan psychosocial. »
Explosion des cas
À l’instar du cas de Nolwenn, la nutritionniste a vu une explosion des demandes après la pandémie de Covid-19. « Depuis 2021, on a vu une explosion du nombre de demandes chez les jeunes enfants et les adolescents, observe-t-elle. On a aussi eu des formes de TCA beaucoup plus sévères d’emblée. Des situations de dénutrition très sévères, des adolescents ayant complètement arrêté toute prise alimentaire et parfois toute prise hydrique, c’est-à-dire qu’ils ne s’hydratent pas et ne mangent pas. » Des formes aussi plus sévères sur le plan psychique : « Des jeunes qui peuvent se mettre en danger, qui se scarifient et peuvent faire des tentatives de suicide. »
La spécialiste pointe aussi la dangerosité de la tendance « Skinnytok », populaire sur les réseaux sociaux. « Ce phénomène peut favoriser l’émergence de troubles alimentaires chez les plus jeunes, explique-t-elle. Il y a eu la tendance “pro-ana” il y a vingt ans, mais là où pour tomber sur du contenu pro-ana, il fallait aller le chercher, aujourd’hui avec les algorithmes, on n’a pas besoin de chercher pour tomber dessus. »
Corinne Blanchet insiste : le rôle des parents est crucial dans la détection des TCA chez les plus jeunes. « En tant que parent, il faut être extrêmement vigilant, dit-elle. Il faut pouvoir déceler des modifications brutales. Des enfants qui, du jour au lendemain, décident d'exclure certains types d'aliments, de sauter des repas ou de devenir végétariens. »
Elle invite les parents à scruter aussi les changements émotionnels de l’enfant. « Un enfant qui désinvestit certaines activités, qui voit moins ses amis, qui a tendance à passer beaucoup de temps isolé, qui a des troubles du sommeil, énumère-t-elle. Il faut s'occuper du corps, du poids, de l'alimentation, mais aussi repérer tous les signes de détresse mentale. Et au moindre doute consulter un médecin traitant ou un pédiatre. »
*Les prénoms ont été modifiés.