Le 18 mai, à Cannes, Karla Sofia Gascón a monté les marches du Palais des festivals aux côtés de Jacques Audiard, et de Zoe Saldana et Selena Gomez, les deux actrices avec lesquelles elle partage l'affiche d'« Emilia Perez », le nouveau long-métrage du réalisateur français. Mais c'est elle qui a attiré tous les regards. À 52 ans, Karla Sofía Gascón a près de trente-cinq ans de carrière derrière elle. Des deux côtés de l'Atlantique, en Espagne et au Mexique, elle est connue et reconnue depuis longtemps. Mais Emilia Perez, le personnage qu'elle incarne et qui donne son nom à cette épopée musicale, spirituelle et familiale, est son premier rôle en tant que femme sur grand écran. Elle a ébloui le jury cannois qui lui a décerné, comme aux deux autres actrices du film, le prix d'interprétation féminine le samedi 25 mai 2024.
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Tous les êtres humains, pour être vraiment complets, devraient faire l'expérience des deux genres
Gascón y incarne un personnage à deux moments distincts de son histoire : marié et père de deux enfants, Manitas, baron de la drogue à la gueule cassée et chef d'un cartel mexicain ultra-violent, veut changer de vie. Pour mener à bien cette transition, il embauche Rita (Zoe Saldana), une avocate brillante mais frustrée, aux prises avec une justice corrompue et un plafond de verre qui l'écrase et la décourage.
Rita a une mission : aider Manitas à devenir Emilia. C'est-à-dire réinventer, pour cet homme pris au piège de la violence et des assignations de genre, une nouvelle existence, plus conforme à ses aspirations profondes. Le film, bouleversant, produit par Why Not Productions, le partenaire historique d'Audiard, avec l'appui de Pathé et de Saint Laurent Productions, est aussi une comédie musicale, pour laquelle la chanteuse Camille et le musicien Clément Ducol ont composé des chansons inoubliables.
Enfant, j'étais assez introvertie, mais j'ai toujours eu un tempérament d'artiste
Si Emilia Perez est particulièrement chère au cœur de Karla Sofía Gascón, c'est que celle-ci a aussi tourné, il y a six ans, une page dans sa vie. Née dans un corps d'homme, elle a choisi d'embrasser sur le tard ce qu'elle se savait être depuis ses 4 ans : une femme. Sa carrière a démarré quand elle avait 16 ans, à la suite d'une autre prise de conscience : « Enfant, j'étais assez introvertie, mais j'ai toujours eu un tempérament d'artiste, nous confie-t-elle au bout du fil. J'aimais peindre et écrire, mais, au sortir de l'adolescence, je me suis réveillée un matin en sachant exactement ce que je voulais faire de ma vie. »
Ni une ni deux, elle téléphone à l'unique chaîne de télévision de l'époque, et commence sa carrière en faisant de la figuration dans des séries. S'ensuivent quelques années de chauffe : elle joue ici et là dans de petites productions pour la télé et le cinéma, et gagne sa vie entre deux tournages comme électricienne. Elle rencontre à 19 ans celle qui est aujourd'hui son épouse et la mère de leur fille de 13 ans. Peu à peu, elle impose son nom en Espagne, mais fait l'erreur, admet-elle, de « trop [s]e conformer à ce que je croyais être les attentes de l'industrie et des réalisateurs. J'imitais les autres, leur voix, leur façon de jouer, et je me suis éloignée de ce qui me rendait originale, et donc désirable ».
Une nouvelle carrière
Elle rebondit à la fin des années 2000 en entamant une carrière au Mexique. En 2013, elle est à l'affiche de « Nosotros, los Nobles », de Gary Alazraki, une comédie de mœurs dans laquelle les enfants d'un riche homme d'affaires se retrouvent forcés de travailler pour la première fois de leur vie après que leur père leur a coupé les vivres. Le film, qui attire sept millions de spectateurs, est un immense succès, et la carrière de Gascón connaît un second souffle. En Amérique du Sud, elle épouse à nouveau avec joie ce rôle de Ryan Gosling latino, un hidalgo aux muscles saillants et au sourire charmeur abonné aux chemises très ouvertes sur une peau couleur miel. « J'étais très beau et on m'a vite assigné ce rôle de mec baraqué et un peu macho… Je me suis donnée à fond pour y arriver et j'ai profité pleinement de ma vie d'homme », se rappelle Karla Sofía.
Une « guerrière » qui se revendique comme telle
Discuter avec Karla Sofía Gascón, c'est se trouver face à une force de la nature, une « guerrière » qui se revendique comme telle, qui s'est donné, tout au long de sa vie, les moyens de concrétiser ses désirs les plus profonds. Occuper le haut de l'affiche, construire une famille stable et aimante, incarner des personnages complexes et passionnants, et exister plus fort, plus pleinement que le commun des mortels.
« Je sais que beaucoup de personnes vivent leur transidentité de manière très douloureuse car cette identité contrariée peut créer chez certains un dilemme insurmontable. J'ai souvent été mal dans ma peau, bien sûr, mais pour moi, ça a toujours été très clair. Je n'avais pas d'autre choix que d'avancer. Je n'ai reçu l'aide de personne, et je n'ai compris que tard dans ma vie que la transition était une possibilité. Je crois profondément que tous les êtres humains, pour être vraiment complets, devraient faire l'expérience des deux genres », dit-elle.
J'ai refusé de me contenter de ce qui nous a été assigné à la naissance
Lorsqu'elle évoque son refus de se « contenter de ce qui nous a été assigné à la naissance », elle parle bien sûr de sa transidentité, mais aussi de tout le reste, et notamment de cette enfance dans une famille de la classe moyenne aimante, unie par la perte, quand elle avait 20 ans, d'un frère aîné adoré, et de la puissance dont elle a fait preuve pour s'imaginer une vie hors norme. Elle est un peu jeune pour avoir participé pleinement à la Movida, ce mouvement culturel qui, au lendemain de la chute de la dictature de Franco, repeignit l'Espagne en couleurs vives et personnages extravagants, mais elle cite l'actrice et chanteuse trans Bibi Andersen, fidèle des films de Pedro Almodovar dans les années 1980 et 1990. Il lui faudra cependant attendre la quarantaine (et une sévère crise existentielle qui la vit notamment quitter un temps sa femme pour s'embarquer dans une romance avec une sénatrice mexicaine), pour s'autoriser à penser une transition.
Je ne suis pas croyante, mais il m'arrive tout le temps des trucs fous
Drôle et d'une intelligence affûtée, Gascón est un personnage, une femme puissante qui raconte d'un ton badin les péripéties de sa vie. « Je ne suis pas croyante, mais il m'arrive tout le temps des trucs fous ! Je pourrais vous raconter des dizaines d'histoires incroyables », rigole-t-elle. Au Mexique, elle s'est fait braquer à bout portant par un homme qui l'a laissée repartir avant de l'arrêter de nouveau quelques mètres plus loin pour lui demander un selfie. En 2004, alors qu'elle s'apprête à embarquer avec sa femme pour un mois de lune de miel en Thaïlande, un coup de fil lui annonce qu'elle a décroché un rôle dans une série et la contraint à annuler le voyage, la faisant échapper du même coup au tsunami qui dévaste quelques jours plus tard les côtes du Sud-Est asiatique.
Quand je n'ai aucun combat à mener, je m'ennuie
Mais la chose la plus simple dingue qui lui soit arrivée dans sa carrière, c'est sans aucun doute la rencontre avec Jacques Audiard. Après avoir longtemps cherché l'actrice qui pourrait incarner Emilia Perez, cette femme repentie qui tente de se racheter dans un pays gangrené par la violence mais ne parvient pas à renoncer à ses enfants, le réalisateur d'« Un prophète » a tout de suite su que ce serait elle et personne d'autre. C'est en revanche Karla Sofía qui l'a convaincu de la laisser interpréter aussi la séquence de Manitas, ce caïd pris au piège d'une existence qu'il n'a pas choisie.
L'envie de revanche est un excellent moteur pour y arriver dans la vie
Dans ce double personnage, Gascón a mis énormément d'elle-même. Elle est, après tout, une mère, mais aussi une femme qui assume de voir dans « l'envie de revanche un excellent moteur pour y arriver dans la vie ». « Quand je n'ai aucun combat à mener, je m'ennuie, confie-t-elle, et je crois que Jacques, qui est très perspicace, a vu en moi quelque chose que seuls mes proches connaissent : je suis très douce et très gentille, mais je peux aussi, si je suis poussée dans mes retranchements, devenir explosive. »
En marge de sa carrière d'actrice, Karla Sofía Gascón a écrit deux romans et s'apprêtait, au moment où le rôle d'Emilia Perez lui est tombé dessus, à exposer ses toiles dans une galerie de Mexico City. Des peintures grand format où elle laisse libre cours à son obsession pour les papillons monarques. La chrysalide, la mue, la métamorphose, la renaissance… Cet aspect de son art est-il une évocation frontale de son expérience de la transidentité ? « Je comprends bien pourquoi on pourrait penser ça, sourit-elle, mais en réalité, c'est plutôt un hommage au voyage de quatre mille kilomètres que ces créatures font chaque hiver depuis le Canada vers le Mexique. » Pour elle, ce printemps, tous les chemins ont mené à la Croisette. Karla Sofía Gascón y a été adoubée.