On ne rencontre pas tous les jours un phénomène de son envergure comptant près de 30 millions d’abonnés sur Instagram. Mais le contraste est absolu entre la simplicité avec laquelle Emily Ratajkowski (prononcez Ratakovski), 33ans, fait son entrée, seule, dans le bar de Château Voltaire, l’hôtel cinq étoiles où elle est descendue, et son statut de superstar. Formidablement chaleureuse, la mannequin, entrepreneuse, actrice, autrice et femme engagée nous raconte son séjour à Paris comme si on s’était quittées la veille et nous montre sur son téléphone des photos de famille – son fils Sylvester, alias Sly, 3 ans et lumière de sa vie, et la maison de ses parents à San Diego, qui ressemble à un chalet de conte de fées. Devenue mondialement célèbre à 21ans en dévoilant son corps parfait dans le clip, controversé pour son sexisme et sa misogynie, « Blurred Lines » de Robin Thicke, et en revendiquant haut et fort son féminisme malgré les polémiques, « EmRata » (son pseudo sur Instagram) est un mélange subtil de force et de fragilité enrobé dans un gracieux sourire. En 2021, la jeune femme, née à Londres et élevée en Californie par des parents cultivés et éclairés, enfonçait le clou en publiant « My Body », livre vérité passionnant, dénonçant la marchandisation de son corps et de celui des femmes en général. Elle revient pour nous sur son parcours et ses convictions, sa maternité et ses nombreux projets.
ELLE. En 2021, vous avez publié « My Body » aux États-Unis (éd. Seuil, 2022), un récit où vous vous livriez très sincèrement. L’écriture de cet ouvrage a-t-elle changé quelque chose à votre vie?
EMILY RATAJKOWSKI. J’ai publié ce livre l’année de mes 30 ans, qui est aussi celle où je suis devenue mère. Quelques mois après, j’avais divorcé. C’était donc un moment très intense de ma vie. Je ressentais le besoin de faire quelque chose qui ait du sens et cela m’a apporté une certaine paix. En tout cas, c’était une très bonne manière de clore le chapitre de mes 30ans.
ELLE. Vous aviez besoin de marquer le coup ?
E.R. Je ne m’attendais pas du tout à faire carrière comme mannequin. J’avais intériorisé beaucoup de jugements négatifs, du genre « tu n’es rien à part ton métier ». Ce livre m’a rappelé qui j’étais. L’écriture a eu un effet cathartique. Il n’y a rien de plus gratifiant que de recevoir des messages de lectrices qui te disent qu’elles ont été touchées.
« Je ne m'attendais pas du tout à faire carrière comme mannequin »
ELLE. Vous y dénoncez des agressions sexuelles subies au début de votre carrière et reprenez le contrôle de votre histoire. Une démarche qu’on peut qualifier de féministe, même si vous avez toujours refusé d’être une porte-parole. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
E.R. Je ne crois pas avoir refusé d’être porte-parole féministe. Mais lorsque je parlais de mes convictions politiques, certains me reprochaient mon image sexy, qu’ils jugeaient incompatible avec le féminisme. Les mentalités ont évolué et les femmes peuvent aujourd’hui se présenter telles qu’elles le désirent. Le féminisme a toujours fait partie de ma vie, cet ouvrage reflète mes opinions. J’avais surtout envie d’écrire sur ce que j’avais traversé. Qu’est-ce que cela signifie d’être perçue comme attirante par les hommes ?
« Lorsque je parlais de mes convictions politiques, certains me reprochaient mon image sexy »
ELLE. Quel genre d’éducation avez-vous reçu ?
E.R. Dans ma famille, on parlait beaucoup de politique. Mes parents m’ont initiée au féminisme. Un jour, je faisais des courses avec ma mère quand quelqu’un lui a dit: « Votre fille devrait devenir mannequin !» Elle a répondu : « Je préférerais qu’elle devienne neurochirurgienne !»
ELLE. Vous êtes businesswoman, à la tête d’une ligne de maillots de bain, autrice, mère, actrice…
E.R. Je viens de jouer dans la série de Lena Dunham « Too Much » pour Netflix et j’ai adoré. Je l’ai rencontrée au début de ma carrière. Elle sortait de l’aventure « Girls », travaillait sur un podcast et m’avait invitée chez elle, à Los Angeles. Ça fait maintenant dix ans qu’on est amies. Il s’est passé tellement de choses dans nos vies respectives depuis! Pendant le Covid, on s’échangeait les pages qu’on écrivait. Aujourd’hui, je m’y suis remise, mais je suis superstitieuse, c’est encore trop tôt pour dire si ce sera un livre ou pas.
ELLE. Si toutes les femmes ne sont pas mannequins, beaucoup peuvent s’identifier à vous malgré tout, car la société les traite souvent en objets…
E.R. Oui, cela concerne toutes les femmes. J’en connais qui, dans certains milieux, sont obligées de se poser sans cesse la question : est-ce que je dois embrasser ma féminité ou au contraire la masquer pour être prise au sérieux? Plus on ouvrira la discussion sur ces sujets, moins les femmes se sentiront seules.
« est-ce que je dois embrasser ma féminité ou au contraire la masquer pour être prise au sérieux ? »
ELLE. La sororité est-elle importante pour vous ?
E.R. C’est central ! Avec ma meilleure amie, Barbra, on se connaît depuis nos 14 ans. Après mon divorce, elle a emménagé chez moi durant un an et demi. Je suis fille unique et elle n’a que des frères: on était comme deux sœurs. On s’entraidait, c’était beau. Dans la mode et le mannequinat, je suis persuadée que les femmes devraient se parler davantage, partager les informations, cela leur faciliterait la vie. Je crois à l’amitié féminine.
ELLE. Étre mère célibataire, c’est dur ?
E.R. Oui, c’est une responsabilité incroyable. Si je n’ai pas écrit depuis deux ans, c’est que je passe ma vie à résoudre des problèmes. Dans les rares moments où je suis seule et où je pourrais me détendre, mon cerveau est en ébullition. Pour écrire, il faut avoir accès à sa propre vulnérabilité. Lorsque vous avez un enfant en bas âge et que vous travaillez, il ne reste plus tellement d’espace pour que celle-ci s’exprime. Vous devez être l’adulte. Je me sens beaucoup plus mûre qu’il y a trois ans. Mais j’aimerais ne plus jouer les superwomen. Devenir mère vous transforme totalement.
ELLE. De quelle manière en ce qui vous concerne ?
E.R. On dit que le post-partum dure un an et demi. Pour ma part, je dirais que ça a duré plutôt trois ans! Notre relation à nous-même change. On a plus confiance en soi, mais on se sent un peu étrangère à son corps. Et puis, ça va paraître évident, mais mes priorités ont été bouleversées. Maintenant, mon fils passe en premier. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, mais quand je me compare à celle que j’étais avant, je suis stupéfaite !
ELLE. Vous vous aimez dans votre rôle de mère ?
E.R. Oui. Je ne me suis jamais sentie aussi vivante. Se connecter à son enfant demande beaucoup de présence. On est aussi plus sensible au temps qui passe, car on le voit grandir. Et puis le fait que ce soit un peu « nous deux contre le reste du monde » met en place une dynamique particulière.
ELLE. Pourquoi l’avoir appelé Sly ? Pour Stallone ?
E.R. Plutôt pour Sly and the Family Stone. [Rires.] J’aimais bien les prénoms traditionnels, mais je voulais quelque chose d’unique.
ELLE. Comment réagissez-vous lorsque vous recevez des messages haineux sur les réseaux sociaux ?
E.R. Je ne réagis pas. Peut-être que c’est inhérent à la maternité, mais je n’ai pas le temps pour ça. Avec l’âge, j’ai compris qu’il était impossible de contrôler la manière dont les gens nous perçoivent. Je ne peux pas laisser ce que les gens pensent de moi guider ma vie.
ELLE. Vous vous sentez équilibrée ?
E.R. J’essaie en tout cas. Je le suis beaucoup plus que lorsque j’ai écrit mon livre. Il faut dire qu’à l’époque ma mère souffrait d’une grave maladie du sang – elle va mieux maintenant –, et je vivais une relation sentimentale particulière…
ELLE. Vous avez fait une thérapie aussi ?
E.R. Oui, ça m’a aidée à repenser la manière dont je me voyais, à mieux comprendre le monde, à faire face à des choses auxquelles je n’avais jamais voulu me confronter.
ELLE. Le sujet de la santé mentale vous intéresse-t-il ?
E.R. Avoir un enfant m’a sensibilisée à ces questions. Mon amie Barbra est spécialisée dans le développement des enfants en bas âge. Elle préparait un master pour devenir thérapeute quand elle habitait avec nous. Je ne sais pas comment les choses se passent en France, mais, aux États-Unis, les gens parlent de plus en plus ouvertement de santé mentale. Au point que certains en font des blagues, prétendant que ça va trop loin. Je ne suis pas d’accord. Il est important que les personnes qui veulent comprendre leurs émotions ne soient pas pointées du doigt.
ELLE. La thérapie vous a-t-elle aidée à dépasser les traumas des agressions sexuelles que vous avez dénoncées dans votre livre ?
E.R. Oui, je souffrais de dissociation et d’anxiété sévère. Ces symptômes venaient de ces événements passés, plutôt que du présent.
ELLE. Pensez-vous que les choses ont changé dans l’industrie de la mode depuis votre livre ?
E.R. Malheureusement non! J’ai des amies qui ont autour de 20-25 ans et qui débutent dans le mannequinat. Elles ont croisé des directeurs de casting qui leur ont dit qu’elles étaient grosses. En surface, l’attitude a changé, mais fondamentalement tout est pareil. Il y a peut-être moins d’attouchements, mais c’est parce que les gens ont peur de perdre leur boulot.
ELLE. Les prédateurs ont peur ?
E.R. Je pense que oui. Mais je préférerais qu’ils changent parce qu’ils ont compris ce qui ne va pas dans leur comportement. Qu’ils aient enfin de l’empathie, vous voyez ? Or j’ai l’impression que c’est plutôt « oh là là, il va m’arriver des bricoles ». Cela ne concerne pas directement l’univers de la mode, mais plutôt les gens qui gravitent autour et profitent du système. Il y a tellement de jeunes femmes qui sont vulnérables et sans protection. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre. Il n’y a pas assez de récits sur ceux qui tirent profit du glamour de ce qui n’est pourtant qu’une industrie. Mais beaucoup se disent « tu es mannequin, tu as tellement de chance ! ».
ELLE. La publication de cet ouvrage a-t-elle changé la perception qu’on avait de vous ?
E.R. Ce n’était pas mon intention. Je voulais surtout prendre confiance dans ma capacité à écrire. Mais oui, je pense. J’en suis contente, même si ça me met un peu la pression.
ELLE. Quelles sont vos autres ambitions ?
E.R. J’ai quelques contrats mode qui évoluent bien, j’en suis très heureuse. Je viens de fêter mes 33 ans et je réfléchis à ce que je veux faire dans les dix prochaines années. Ce qui m’amuse le plus, c’est créer. Il faut que je concentre mon énergie, c’est très dur de faire un pas de côté, mais je crois que je dois me lancer.
ELLE. Vous songez à arrêter le mannequinat ?
E.R. Non, parce qu’il y a des aspects de cette vie que j’adore. Je rencontre tellement de gens créatifs ! Et puis j’aime me sentir connectée avec mon corps sur un plateau. J’imagine que c’est un peu ce que peuvent ressentir aussi les danseuses.
ELLE. Vous aimeriez retomber amoureuse ?
E.R. J’aime l’amour. L’intimité est une chose si belle. Même si la manière dont j’aime a changé depuis mes 23 ou 26 ans. Je suis plus perspicace dans le choix de mes partenaires. D’abord, parce que celui qui sera dans ma vie d’une façon sérieuse le sera aussi dans celle de mon fils. L’autre soir, j’étais avec une amie jeune, divorcée, avec un enfant. Elle voit quelqu’un. Elle me racontait qu’elle était moins excitée à l’idée de se préparer pour sortir. Elle se sentait très en sécurité avec son nouveau partenaire et le voyait comme un ami. Je comprends très bien ce qu’elle veut dire. Quand on rencontre quelqu’un à la trentaine, c’est moins les papillons dans le ventre, mais plus du respect mutuel, des projets de vie. Ça peut être très beau.
« J'aime l'amour. L'intimité est une chose si belle »
ELLE. C’est ça, le secret du couple pour vous ?
E.R. Oui, exactement. Lorsque je me suis séparée du père de mon fils, au début, je n’étais intéressée que par les « dates ». De mes 14 à mes 31 ans, je n’avais jamais été célibataire. C’était nouveau pour moi. Maintenant, je me dis « OK, c’était rigolo et ça m’a aidée à traverser mon divorce », mais je préfère sortir avec des amis. Ce qui ne m’empêche pas d’être « open » pour tomber à nouveau amoureuse.
ELLE. Vous voulez un boyfriend déconstruit ?
E.R. Oui, évidemment. Je veux un homme qui me considère comme une personne.
ELLE. C’est difficile à trouver parce que vous êtes célèbre ?
E.R. Oui ! Pendant longtemps, je n’ai pas fait attention aux personnes toxiques qui me tournaient autour pour de mauvaises raisons. Maintenant, j’essaie de mieux me protéger. J’aime les hommes tranquilles, ceux qui n’ont rien à prouver. Malheureusement, la célébrité attire le contraire. J’aimerais bien croiser des professeurs, des médecins, mais c’est compliqué pour moi.
ELLE. Cette vie, comment l’imaginez-vous dans dix ans ?
E.R. Mon fils aura 13 ans, je me vois bien écrire et travailler avec des gens que je respecte. J’aimerais aussi avoir un autre enfant, même si je connais maintenant la somme de travail que cela représente. Pour le moment, ce n’est pas possible vu mes contraintes professionnelles. Sly vient avec moi à l’hôtel, mais je ne pourrais pas y amener deux enfants. Ma mère m’a eue à 39 ans, presque 40. J’ai toujours imaginé que je vivrais la même chose. Sly a été une heureuse surprise, un magnifique cadeau pour mes 30 ans. Un autre arrivera peut-être un jour. On verra bien.
« Il n’y a pas assez de récits sur ceux qui tirent profit du glamour. »