C’est une conférence de rédaction presque banale. Bien sûr, il y a ce lance-roquettes sagement posé sur le rebord de la fenêtre – et joliment assorti à un sac « Baglett » kaki – qui détonne un peu. Il est dédicacé à la rédaction du magazine. « C’est un soldat, chef de régiment, qui nous l’a donné pour nous remercier de notre soutien », commente Sonya Zabouga, la charismatique rédactrice en chef du ELLE Ukraine, dont le débit de feu accompagne la suractivité. « Enfant, déjà, ma mère me demandait d’articuler ». Mais ralentir n’est pas à l’ordre du jour. « La guerre est un accélérateur, nous confiera plus tard une jeune pigiste, T-shirt noir barré d’un message rouge de soutien à l’armée, croisée dans les locaux du magazine situés au 11e étage de cette tour ultramoderne au cœur de Kyïv. On pense à la mort chaque jour, ça fait grandir plus vite. »
© Philippe de Poulpiquet
Un magazine résiliant face à la guerre
Depuis le début du conflit, il y a bientôt trois ans, la rédaction du magazine, à l’exception des équipes du digital, est éclatée aux quatre coins de la ville, du pays, voire à l’étranger. La directrice artistique, Yuliya Portareskul, habite Odessa. La cheffe du service photo, Oleksandra Vykhrest, est restée auprès de sa fille, Sacha, née juste avant le conflit. Quant à la rédactrice mode, Anastasia Bilous, 28 ans, elle est de passage à Kyïv pour voir sa famille, mais vit désormais au Portugal, en attendant, comme elle nous le raconte, des jours meilleurs. « Aux premières heures de la guerre, nous étions encore toutes là, dans une ville quasi déserte, à nous demander que faire », se remémore Myroslava Makarevych, rédactrice culture, qui a fini par traverser la frontière pour gagner l’Autriche en famille. « Mais je n’ai pas l’âme d’une réfugiée, alors je suis rentrée pour aider. » Ensemble, en présentiel ou par visioconférence, elles évoquent la couverture de l’édition d’automne, à paraître ces jours-ci – l’impression dépend des coupures d’électricité – et tenue ultrasecrète jusqu’au dernier moment. Le shooting a eu lieu le 11 septembre dernier, dans le musée de la cathédrale Sainte Sophie de Kyïv, une merveille d’art byzantin et baroque qui a célébré ses mille ans en 2011 et qui vaut à la capitale ukrainienne le surnom de Jérusalem orthodoxe.
« Nos mots, ce sont nos armes »
© Philippe de Poulpiquet
Olena Zelenska, la Première dame, toute de blanc vêtu, pose entourée des Premières dames de Finlande, d’Estonie, de Serbie, de Lituanie, du Bélize et du Guatemala, mais aussi des compagnons des Premières ministres danoise et slovène. Une véritable garde rapprochée. « La voix des femmes est devenue un outil incontournable de soft power. C’est pourquoi, dès le début de la guerre, le 24 février 2022, nous étions convaincues de la nécessité de continuer à paraître », poursuit Sonya, qui n’a jamais voulu quitter la capitale même lorsque les chars russes étaient aux portes de la ville. « Nos mots, ce sont nos armes. Être vu, être lu, c’est un luxe. » Midi et quart. Une alerte aérienne interrompt le brouhaha de la conférence, les haut-parleurs installés dans les bureaux crachent en boucle l’ordre de rejoindre les sous-sols, ce que personne ne fait. Après vérification sur Telegram, il ne s’agit que d’une reconnaissance aérienne, pas besoin de descendre. Rien à voir avec la nuit passée, où l’alerte a duré neuf heures : des bombardements intenses, des missiles balistiques, cette fois, qui ont strié le ciel noir de Kyïv, et obligé les habitants à gagner leurs abris. Au petit matin, chacun est reparti travailler, déposer les enfants à l’école, promener le chien, prendre un café ou faire un footing, comme si de rien n’était… « Sur l’application War Monitor, on peut suivre l’itinéraire des missiles », nous explique Sonya, démonstration à l’appui. « Ils vont dans tous les sens pour être plus compliqués à intercepter.
« Ma fille de 8 ans sait reconnaître les différents missiles à leur son. À quoi ça sert ? À rien. Mais c’est notre réalité.»
C’est une autre forme de guerre, un moyen de détruire nos quotidiens. » Chaque journaliste présente dans le bureau a, dans son portable, des dizaines de vidéos d’attaques nocturnes, de bombes tombées juste à côté de leur domicile, d’immeubles éventrés, de voitures en feu, de quartiers d’enfance dévastés en province… Dans un documentaire qui a suivi la rédaction sur plusieurs semaines (lire encadré), Natalia Dunayskaya, éditrice du ELLE Ukraine, commente d’un air las : « Tous les enfants ici connaissent par cœur les noms des différents missiles, ma fille de 8 ans sait les reconnaître à leur son. À quoi ça sert ? À rien. Mais c’est notre réalité. » « Une illusion de normalité », résume Sonya.
De la une du ELLE Ukraine au sacrifice ultime
Elle pose le visage à peine maquillé, la bouche légèrement entrouverte, ses cheveux châtain clair savamment décoiffés laissent deviner un regard vert profond : Iryna Tsybukh a fait la couverture de l’édition digitale du ELLE Ukraine à l’été 2023, avec deux autres modèles, militaires comme elle. « Sa famille nous a demandé si elle pouvait utiliser cette photo pour son fairepart de décès », murmure Sonya. La jeune femme, originaire de Lviv, était journaliste avant de devenir infirmière de combat pour les Hospitaliers, une unité médicale non gouvernementale. « Elle faisait partie de ces personnalités que nous mettons en avant depuis l’invasion russe à grande échelle : des femmes engagées, des héroïnes de la société civile qui donnent du sens à nos vies, et qui ne sont pas forcément des peoples ou des célébrités. » Elle a été tuée dans un bombardement le 29 mai dernier, à la veille de son anniversaire, en rapatriant un blessé depuis la ligne de front dans la région de Kharkiv. Sonya s’est rendue à l’enterrement, une rose rouge à la main. « Elle aura 25 ans à jamais. »
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« Comment rendre compte de tous ces contrastes ? » s’interroge la rédactrice en chef, qui semble chercher le mot approprié. Avec un budget réduit au strict minimum, et l’impossibilité de shooter des séries mode ou beauté, imprimer quatre numéros par an (en 2022, faute de moyens techniques, financiers, humains, les éditions étaient 100 % digitales) est un vrai challenge.
Preuve de cette résistance : la culture qui se glisse partout comme une seconde peau
« Au départ, on traitait de sujets très concrets : les adresses de banques de sang, les compléments alimentaires, les conseils psy pour les enfants ou pour ne pas devenir fou. Aujourd’hui, on tente de trouver un équilibre rédactionnel ». Une ligne de fuite entre la part de drames et l’incroyable résilience d’une Ukraine qui attend les signes d’un changement, dans un esprit de « fatalité optimiste ». Preuve de cette résistance : la culture qui se glisse partout comme une seconde peau. « Les livres ukrainiens ne se sont jamais aussi bien vendus, les cafés-librairies fleurissent à chaque coin de rue », se réjouit Myroslava Makarevych, qui rappelle que les ouvrages en russe sont désormais proscrits. « L’opéra et les théâtres sont pleins : impossible de trouver une place quand Ivan Uryvskyi met en scène ! » C’est lui qui a signé la scénographie du dernier défilé Frolov, lors de la fashion week ukrainienne – la première depuis le début de la guerre – qui s’est tenue en septembre à Kyïv. « Dans cette période où l’on cherche du sens à tout, reprend Anastasia Bilous, la mode, plus que jamais, est un capteur, un haut-parleur, une autre manière de communiquer, de donner à voir au monde qui nous sommes. »
En novembre, les États-Unis désigneront un ou une Présidente. « C’est la roulette russe », ironise Myroslava Makarevych, tant le sort du pays semble lié à cette échéance. « On parle beaucoup des élections américaines, mais les gens ont aussi des préoccupations plus concrètes, nuance Sonya. Les bombardements aux quatre coins du pays, la perspective de passer un hiver glacial sans électricité, les parents, les amis qui sont sur le front… chaque matin, on regarde son téléphone portable la boule au ventre. » Alors, allons trinquer ! La rédaction est au quasi complet. Et la vie n’attend pas. En bas des bureaux, un café nous fait de l’œil. Il s’appelle « Mon Chéri ».
« Berehynia, women of Kyiv »
Le film du « ELLE » Ukraine
« En France, ELLE est née juste après la Seconde guerre mondiale, en donnant notamment de nombreux conseils aux femmes. Nous reprenons le flambeau ! »
« Il y a deux Ukraine. Celle du front et celle à l’arrière. Celle où vous êtes avec l’armée et celle où vous êtes pour l’armée »
Durant des semaines, une équipe suisse italienne de documentaristes a suivi quatre rédactrices du ELLE Ukraine pour capter la guerre à travers leurs yeux. « Il y a deux Ukraine, note l’une d’elles. Celle du front et celle à l’arrière. Celle où vous êtes avec l’armée et celle où vous êtes pour l’armée. » Depuis bientôt trois ans, c’est aux femmes de gagner l’argent du foyer, de s’occuper des enfants, de la famille. Partie aider des volontaires à reconstruire des villages martyrs un temps occupés par l’armée russe, la rédactrice beauté Marianna Partevyan a trouvé l’amour. Elle est le fil rouge du film. Comme ses consœurs, elle partage sa journée entre bénévolat et travail. On croise la productrice et restauratrice Tata Kepler, figure de la résistance depuis 2014, qui envoie aux soldats l’aide médicale que le gouvernement ne parvient plus à fournir, ou le designer Fedir Vozianov, qui s’inspire de Malevitch. Mais les jours filent, Marianna va visiter la salle bunkerisée de l’hôpital où elle doit bientôt accoucher. Le documentaire est dédié à sa petite fille, Eva. « Berehynia, women of Kyiv », de Vito Robbiani.