Nous passons notre temps reliés les uns aux autres par téléphone portable ou sur Internet. Sur MySpace ou Facebook, nous collectionnons les amis virtuels, qui nous rassurent sur notre vie sociale. Plus on est de fous, plus on vit. Plus nous sommes en réseaux, plus nous sommes rassurés. Dans ce contexte, le solitaire est vu comme un inadapté, voire un méchant qui n’arrive pas à aimer son prochain. On le plaint. Rien ne fait plus peur. Mais si nous faisions fausse piste ? Et si la solitude était nécessaire, constructive, source d’équilibre ? Pour la psychanalyste Catherine Audibert, auteure de « L’Incapacité d’être seul » (éd. Payot), l’ennemi serait même la « mauvaise solitude » que nous essayons de calmer par tous les moyens : dépendance amoureuse, suractivité, boulimie, alcool… Alors que réussir à se sentir bien seul avec soi-même serait le meilleur moyen de mener une vie riche et remplie. Relisez notre interview à l'occasion de la journée mondiale des solitudes, ce jeudi 23 janvier.
Apprivoiser sa solitude
ELLE. Généralement, on considère que la solitude témoigne d’une incapacité à communiquer. Mais vous dites tout le contraire.
Catherine Audibert. C’est vrai que la solitude inspire souvent la honte, la pitié, le sentiment d’exclusion. Elle est toutefois essentielle, universelle et inexorable. Malgré toute l’empathie de notre entourage, c’est seul que l’on éprouve sa naissance, son vieillissement, ses sentiments heureux ou malheureux, et la perspective, sereine ou angoissée, de sa propre mort. C’est à partir de sa capacité à accepter son destin d’être seul que l’humain arrive à organiser – ou non – son existence. Il faut donc apprendre à apprivoiser sa solitude.
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ELLE. Vous faites la distinction entre la « bonne solitude » et la « solitude détresse ». Pouvez-vous expliquer ces termes ?
C.A. La « bonne solitude », c’est se sentir bien avec soi-même. Ne pas se sentir dévasté quand on est privé des autres. Ne pas être dans une demande démesurée. Ne pas voir l’autre comme un objet de besoin, nécessaire pour se calmer, s’aider à vivre. Cet état de « bonne solitude » est primordial : on y trouve de quoi se ressourcer, se reposer, mettre en oeuvre ses potentialités. On se tourne vers sa vie personnelle, ce qui est nécessaire pour être ensuite capable d’échanger avec les autres. Au contraire, les gens incapables d’être seuls vivent une « solitude détresse », où ils éprouvent une angoisse sourde, un sentiment d’abandon, de désolation, de vide intérieur, voire de disparition de soi. Cela peut s’accompagner de sensations physiques : des vertiges ou l’impression de tomber dans un vide sans fin. Nombre d’entre nous font l’expérience de cette solitude détresse à des degrés divers. On ne s’en rend pas forcément compte, tant ces sentiments sont imperceptibles, insaisissables : ce sont des « angoisses sans nom », des « agonies primitives », qui remontent aux tout premiers temps de la vie. Des personnes croient qu’elles ont un problème avec l’alcool, la boulimie ou qu’elles sont trop dépendantes de leur conjoint mais, plus profondément, elles cherchent surtout à calmer leur incapacité à être seules. On peut tous l’éprouver à certains moments. Après une rupture amoureuse ou un deuil, par exemple.
ELLE. Vous dites qu’on peut faire l’expérience de cette solitude détresse tout en côtoyant les autres…
C.A. Bien sûr ! Elle n’est pas forcément liée à l’état de solitude, mais peut être éprouvée au milieu de nos semblables. Les gens qui souffrent d’être seuls ne se sentent reliés à rien : ni à eux-mêmes ni aux autres. Quand ils sont en société, leur sentiment de solitude est exacerbé.
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ELLE. De multiples outils nous relient en permanence aux autres. Cela n’aggrave-t-il pas notre incapacité à être seuls ?
C.A. C’est certain. Dans notre mode de vie, il n’y a plus beaucoup de moments où l’on peut faire l’expérience de l’ennui, du vide. Les enfants ont des sorties et des loisirs organisés en permanence. Le temps restant est absorbé par la télé et l’ordinateur. Ils n’ont plus d’instants où ils peuvent se tourner vers eux-mêmes. Et, lorsqu’ils sont confrontés à des moments de flottement (inévitables), c’est la panique. Mais on pourrait en dire autant des adultes.
Pouvoir compter sur un autre
ELLE. Avez-vous l’impression que l’on souffre davantage de cette solitude aujourd’hui qu’il y a un siècle ?
C.A. Sans doute. La société d’autrefois était moins individualiste : les gens étaient enserrés dans des structures traditionnelles, familiales et sociales, qui pouvaient les sécuriser davantage. Aujourd’hui, les gens vivent avec l’idée que le groupe ne va pas être là pour les soutenir. Regardez comme ils sont inquiets face à la mondialisation. Ils ont l’impression que certains acquis sociaux, certaines solidarités vont disparaître et qu’ils se retrouveront en concurrence. C’est anxiogène. Et on ne peut supporter la solitude que si on est sûr de pouvoir compter sur un autre.
ELLE. Comment se développe l’incapacité à être seul ?
C.A. Cela démarre très tôt dans l’enfance. Parce que le bébé a été soit hypersollicité, soit, au contraire, livré à lui-même. Le trop ou le trop peu laissent des empreintes traumatiques. Dans le premier cas, les adultes ne laissent pas l’enfant développer une vie personnelle. C’est important que, parfois, le bébé puisse oublier sa mère pour jouer tranquillement avec son corps ou avec ses jouets. Il faut développer la notion d’être « seul avec », qui permet au tout-petit de jouir de son « être-seul » tout en étant dans la présence de la mère. Au contraire, d’autres adultes sont incapables d’être seuls parce qu’ils ont souffert de carences. Enfants, ils ont été abandonnés, en proie à la solitude. Dans ces cas-là, les adultes n’ont pas suffisamment répondu à leurs besoins vitaux, les ont trop laissés livrés à la douleur, à la faim, au froid, mais peut-être surtout au besoin d’amour. La bonne solitude est celle qui est portée par l’Autre. Un Autre qui sait être présent et absent à la fois.
ELLE. Vous dites que l’alcoolisme, la boulimie, la drogue sont des moyens d’échapper à cette incapacité à être seuls.
C.A. Oui, les addictions permettent au sujet de se sentir exister alors qu’il se sent menacé de disparition psychique, lorsqu’il éprouve de tout son être cette solitude. Paradoxalement, ces personnes ne cherchent pas tant à se remplir ou à s’évader, comme on le croit souvent, qu’à atteindre enfin un sentiment de vide, mais un vide serein, apaisé, celui qui leur fait justement défaut, et qu’on trouve dans la solitude quand elle est vécue de façon épanouie.
ELLE. A vous entendre, le couple est une des addictions les plus fortes qu’on ait développées contre la peur de la solitude !
C.A. Tous les couples ne sont pas comme ça, bien sûr. Mais c’est un moteur chez certains. On voit des couples se créer sur le besoin de tenir la solitude à distance. Chaque partenaire espère inconsciemment que l’autre va pouvoir réparer sa détresse à être seul. Le risque est de se figer dans une relation de besoin. On ne développe pas un rapport équilibré avec son conjoint, mais il est impossible de vivre sans lui. Et, si l’un des deux évolue vers une capacité à être seul, le couple a toutes les chances d’éclater. Pour qu’une relation soit équilibrée, il faut qu’il existe une « aire de solitude » entre les partenaires, où chacun peut vivre son « être-seul » sans avoir peur de perdre l’autre ou d’en être séparé.
Maîtriser le vide
ELLE. Quelles pistes suivre pour se sentir bien, seul avec soi-même ?
C.A. Hors du cadre d’une analyse ou d’une psychothérapie, il ne faut pas être trop violent avec soi-même, se dire, par exemple : je vais m’obliger à partir un mois seul dans le désert ! Cela ne peut que créer des angoisses supplémentaires, auxquelles on va répondre par de l’automédication et, peut-être, par des addictions. Quand on souffre réellement de l’incapacité à être seul, on ne peut pas s’en sortir… seul. Il faut se sentir porté par quelqu’un – un conjoint, un thérapeute, un groupe – et, en même temps, pouvoir oublier ce quelqu’un qui vous porte. Comme le nourrisson avec sa mère. Evidemment, cela ne peut arriver que lorsqu’on est dans une situation de confiance.
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ELLE. Quels bénéfices ressent la personne capable d’éprouver une « solitude sereine » ?
C.A. Cela permet la créativité au sens large du terme, c’est-à-dire faire sortir quelque chose du néant. Ce vide qu’on maîtrise enfin, dans lequel on se sent apaisé, tranquille, on en fait quelque chose : cela peut s’exprimer par des activités artistiques – écrire, peindre –, mais aussi tout simplement par la capacité de faire des projets, fonder une famille. Surtout, cela nous permet d’oublier. Car l’individu incapable d’être seul ne peut oublier l’autre, celui dont il a besoin pour se rassurer : le conjoint, l’amoureux. Il y a des gens obsédés par leur partenaire, qui ne peuvent passer une journée sans penser à lui. On voit ça très tôt chez des enfants accaparés par leur mère : ils la regardent tout le temps. Si elle est absente, ils ne peuvent se consacrer à leur activité.
ELLE. Vous dites que beaucoup de gens sont dans l’incapacité d’être seuls. En même temps, de plus en plus de personnes dans notre société vivent en solo. N’est-ce pas contradictoire ?
C.A. Non. Si certains se tournent vers la solitude, ce n’est pas parce qu’ils la chérissent mais, paradoxalement, parce qu’ils en souffrent. Je m’explique : ils vivent certes douloureusement la solitude, mais c’est encore plus coûteux pour eux d’être confrontés aux autres. Car, à leur contact, ils éprouvent un sentiment de solitude exacerbé. Ils vont donc se réfugier dans la solitude. Elle sera alors vécue comme un refuge, mais ce ne sera pas pour autant une « bonne solitude ».