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Pour nous, le visage d’Adèle, c’est le sien. À jamais fixé par la caméra de François Truffaut dans « L’Histoire d’Adèle H. ». De Halifax à la Barbade, Isabelle A./Adèle H. en amoureuse éperdue, rompant avec le clan Hugo pour rejoindre l’homme qui l’obsède et ne lui oppose qu’une douloureuse indifférence. Une folie d’amour que Laura El Makki complète dans un livre magnétique (couronné du prix Victor-Hugo), biographie trouée de photos, de partitions de musique et surtout des pages du journal qu’Adèle Hugo tint de 1851 à 1854. Un journal à deux voix : celui de la scripte obéissante, documentant scrupuleusement l’exil familial à Jersey et à Guernesey. Et le sien, crypté, brûlant, dévoilant une jeune femme en quête furieuse de liberté, prête à aimer et à être aimée. « Moi je suis ainsi faite que je ne tiens qu’à l’amour », écrit-elle. Une voix avec laquelle Isabelle Adjani renoue dans une préface ardente. Elle nous raconte son Adèle. 

ELLE. - « Adèle, ma sœur », ainsi commence votre préface. De quoi est faite cette sororité ? 

Isabelle Adjani. - Je dirais comme ça : de féminin, de passé, de théâtre, de cinéma et de reconnaissance… Cela renvoie aussi au célèbre vers de Racine dans « Phèdre » : « Ariane, ma sœur ! De quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ? » C’est un clin d’œil à la jeune comédienne que j’étais alors, qui avait fait le choix de quitter la Comédie-Française pour tourner ce film de François Truffaut… Quand on fait tellement corps et âme avec un personnage à un moment de sa vie, ça peut créer une co-naissance intime et charnelle, comme des liens du sang. Je n’ai eu qu’un frère, Éric Adjani, le père de ma nièce Zoé, et peut-être que j’ai un manque de sœurs et que certaines des femmes que j’ai pu incarner à l’écran le sont devenues pour moi. Éliane de « L’Été meurtrier », Camille de « Camille Claudel », Margot de « La Reine Margot », et Adèle Hugo bien sûr…

ELLE. - Vous évoquez une Adèle retrouvée, comme parachevée – sauvée par Laura El Makki. Que fallait-il réparer? 

I.A. - Le titre du film de François Truffaut, « L’Histoire d’Adèle H.», est trompeur dans le sens où il pourrait donner à penser que c’est toute l’histoire de la vie d’Adèle Hugo qui est racontée, alors qu’il ne s’agit que de l’épisode de sa grande passion pour Albert Pinson, de sa fuite au Canada, de ses tentatives désespérées pour s’émanciper, se libérer d’un destin trop lourd et trop écrit à l’avance… La véritable Adèle Hugo est morte à l’âge de 84 ans, sa vie fut donc bien plus vaste que ce que le film donne à voir, et ce livre donne à méditer sur l’existence de celle qui écrivait qu’elle s’appelait « Adèle, simplement Adèle », et qui était aussi compositrice. En 2004, on a retrouvé ses partitions dans une malle à Hauteville House, à Guernesey. Depuis, sa musique a été jouée, et elle est belle, ses mélodies sur des poèmes de son père touchent particulièrement… 

ELLE. - « Adèle est inexplicable », écrivait Hugo. Et vous, que diriez-vous ? 

I.A. - Qu’il n’avait pas lu le livre de Laura El Makki ! Plus sérieusement, Victor Hugo père ne voulait pas aller au-delà d’une certaine compréhension de sa fille. Après la mort de son aînée, Léopoldine, et pendant l’exil à Guernesey, Hugo devient un tyran domestique qui veut régenter toute la famille. Il impose même son rythme : lever à 6 heures, coucher à 22 heures, et il est exaspéré si quelqu’un reste éveillé après l’extinction des feux ! Quand Adèle traverse l’Atlantique, le mettant devant le fait accompli, Victor Hugo est d’abord vexé et furieux, elle lui échappe, et ça, il ne supporte pas. 

ELLE. - Quelle Adèle Hugo Truffaut vous a-t-il racontée ? 

I.A. - C’est surtout la passion amoureuse au risque de la perte de soi, au bord de la folie, qu’il voulait raconter de l’intérieur… De la même façon que Madame Bovary est Flaubert, Adèle H. est François Truffaut ! Et moi, je me trouvais là, en grande partie innocente, inexpérimentée, pour exprimer tout cela dans le prisme de son regard, avec ma voix, mon corps, mon tempérament, ma foi, mon visage… 

« L’amour, je le pense, mais je n’en pense plus rien ! »

ELLE. - Vous revenez d’ailleurs sur cette première lettre que Truffaut vous adresse, dans laquelle il évoque son « désir impérieux » de fixer votre visage sur une pellicule… 

I.A. - François Truffaut en savait quelque chose, de la passion sans issue, il en avait lui-même souffert… L’objet de l’amour, le lieutenant Pinson, est finalement peu présent dans le film, seul le sujet qui aime, Adèle, compte… donc un seul visage. Après m’avoir découverte dans « La Gifle », de Claude Pinoteau, ainsi que dans une retransmission à la télé de « L’École des femmes », de Molière, tout était déjà dit dans cette première lettre qu’il m’avait envoyée : « Chère Isabelle Adjani, je n’ai jamais senti un désir aussi impérieux de fixer un visage sur la pellicule, tout de suite, toutes affaires cessantes. Votre visage tout seul raconte un scénario, vos regards créent des situations dramatiques, vous pourriez même vous permettre de jouer un film sans histoire, ce serait un documentaire sur vous et cela vaudrait toutes les fictions ! » 

ELLE. - François Truffaut voulait filmer, écrivez-vous, cette « sorte de soleil noir qu’est l’amour non partagé ». Quel regard portez-vous sur cette idée de l’amour ? 

I.A. - Oh non ! Ne me demandez pas ce que je pense de l’amour, s’il vous plaît ! L’amour, je le pense, mais je n’en pense plus rien ! « Je vous aime comme le statuaire aime le bloc de terre », avait également écrit Adèle. Ça me fait penser au film de Bruno Nuytten sur Camille Claudel…

ELLE. - Plutôt que de la « folie » d’Adèle, Laura El Makki évoque la souffrance de l’exil et sa condition de femme et de fille… 

I.A. - Adèle Hugo est longtemps passée pour la folle de la famille et elle fut internée pendant quarante ans, ce qui est terrible. On lui a même refusé sa capacité à aimer en parlant d’hystérie ou d’érotomanie… Avec ce livre de Laura El Makki, on apprend que la relation avec Albert Pinson ne fut pas qu’imaginaire : un mariage avait même été envisagé. Adèle était géniale, je crois, et le génie est un flot baigné par la folie ! 

« Adèle Hugo, ses écrits, son histoire », de Laura El Makki, préfacé par Isabelle Adjani (Éditions Seghers, 216 p.). Et aussi… Lecture par Zoé Adjani, mise en espace par Olivier Steiner, avec la voix d’Isabelle Adjani à la Maison de la Poésie, à Paris, le 27 avril, à 16 heures.

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« Adèle Hugo, ses écrits, son histoire », de Laura El Makki. © Presse