En découvrant son père capable de rester accroupi des heures pour jouer aux voiturettes, sourire béat et doigt sur la couture du pantalon pour combler tous les desiderata de son petit-fils de 3 ans, Chiara s’est demandé s’il s’agissait bien de l’homme qui l’avait contrainte à recopier des mots du dictionnaire des soirées entières pour enrichir son vocabulaire.
Quand les grands-parents changent de visage
« Avec mes frères et moi, c’était un père très strict, autoritaire, qui nous a surtout dressés, détaille-t-elle. Aujourd’hui, c’est le même qui me donne des leçons d’ éducation positive concernant mon fils. Mes parents sont si méconnaissables que je leur ai demandé s’ils préféraient mon enfant à moi. Ils ont confirmé qu’avec lui c’est plus fort, une sorte d’amour parfait dans le seul registre de l’émerveillement. Ça fait bizarre. »
Clémence aussi ronchonne dès qu’elle évoque ses parents gagas de sa fille de 14 ans. « C’est leur petite princesse comme jamais je ne l’ai été. Avec moi, ma mère était très premier degré, coincée, avant de devenir cette grand-mère émancipée à qui ma fille confie tout, et mon père ne rate jamais un tournoi de volley alors qu’il boudait tous mes spectacles scolaires. On dirait qu’ils apprennent à devenir parents avec ma fille, et ça peut foutre les boules. » Une rancœur légitime ?
Un amour complice et sans contraintes
Même les stars racontent sans complexes leur passion pour leur deuxième fournée de descendance. À l’instar de Jane Fonda, à la tête d’une lignée de trois enfants et de deux petits-enfants, qui déclarait en 2023 sur CNN : « Quand mon premier petit-enfant est né, j’ai vraiment compris ce qu’était l’intimité et ressenti un amour inédit. Ça m’a bouleversée. »
Sting confesse aussi sans rougir être « meilleur grand-père que père », tandis que la papesse du style Martha Stewart s’indigne : « Je veux emmener mes petits-enfants dans des endroits où je ne suis jamais allée, pour qu’on puisse s’émerveiller ensemble, mais ma fille ne me laisse pas les avoir seule car elle dit que je l’oubliais à l’école. »
Réparer le passé à travers la nouvelle génération
Par quel procédé magique des parents parfois pas super dignes sont-ils devenus des grands-parents prêts à disserter des heures sur les dessins animés Pixar et la peinture à doigt ? « Est-ce que les grands-parents préfèrent leurs petits-enfants ? Un peu », confirme d’ailleurs Mathilde Duflos, enseignante-chercheuse en psychologie des âges, et spécialiste de la proximité émotionnelle entre générations.
« Mais ils s’investissent surtout en pensant à leurs propres enfants, en se disant que c’est une chance de réparer ce qu’ils ont raté avec eux, précise-t-elle. Je me rappelle notamment de ce grand-père qui disait que sa petite-fille ressemblait tellement à sa fille que, lorsqu’il jouait avec elle, il avait l’impression de rattraper le temps perdu, parce que, auparavant, il travaillait trop ou n’allait pas au parc car ça ne correspondait pas à l’époque aux codes de la masculinité.
Une grand-parentalité réinventée
Aujourd’hui, la place de l’enfant dans la société a également changé, tandis que la durée de vie s’allonge, laissant émerger une nouvelle génération de grands-parents qui prend son rôle très à cœur. Cette génération invente même une nouvelle grand-parentalité. » En un siècle, les aïeuls ont même gagné trente ans pour peaufiner le rôle, et 15 millions de Français s’enorgueillissent désormais d’avoir une double descendance, ou plus.
À laquelle ils donnent aussi beaucoup : huit heures de baby-sitting par semaine en moyenne, et vingt-deux jours de vacances par an et par bambin. Le montant des dons faits aux petits enfants s’élève par ailleurs à 1,4 milliard d’euros par an (585 euros par tête)… contre 13 milliards pour leurs enfants, qui ne sont pas si lésés.
« On n’aime pas plus nos petits-enfants, mais on réalise enfin toutes les imbécillités qu’on a imposées à nos enfants, dont on avait la responsabilité. Et quand les plats repassent une deuxième fois, on veut juste partager du bonheur et de la complicité. Donc pas question que je serve des épinards, c’est le job des parents », s’amuse Régine Florin, présidente de l’association École des grands-parents européens, et huit fois grand-mère.
Elle ajoute : « La grand-parentalité, c’est également prendre conscience de sa finitude. Ce qui donne surtout envie de transmettre l’amour de la vie à une génération qui va être l’avenir que nous ne connaîtrons pas. Moi, tout ce que j’ai envie de leur communiquer, ce sont mes passions pour le cinéma, les livres et la cuisine. Et ne pas les enquiquiner comme la génération d’avant ».
Trois fois grand-père, Tom Hanks comparait un jour sa situation à « un camp de vacances pour parents », parce qu’on « s’amuse comme des petits fous », tout en délégant les corvées sources de tensions à la génération intermédiaire.
Et cet amour sans contrainte nourrit une dévotion qui est mutuelle, souligne Mathilde Duflos : « En grandissant, pas mal d’ados affirment qu’ils apprécient cet amour inconditionnel et sans jugement au point de confier plus de choses à leurs grands-parents. Quand c’est un peu crispé à la maison, cela peut aussi devenir le lieu de la sécurité affective, où ils peuvent même apprendre à réguler leurs émotions puisqu’ils sont en présence de personnes âgées et se disent qu’ils doivent faire attention. Certains préfèrent aussi aborder les questions de sexualité avec eux, surtout avec leur grand-mère.
De leur côté, les aïeuls arrivent à un âge où la société peut devenir âgiste à leur égard, et où l’on souhaite surtout le meilleur dans les relations, parce qu’on sent que les conflits causeraient plus de dommages que de bien-être. Ce qui augmente la tolérance. Leurs discussions avec des petits-enfants en âge de se construire une conscience politique, ou des choix de vie, les valorisent ».
La génération intermédiaire, prise en étau
Un amour gagnant-gagnant, mais qui crispe parfois la génération prise en sandwich. « La première cause de conflit intergénérationnel concerne les grands-parents, qui ont tendance à la ramener sur tout, et à s’imposer », rappelle ainsi Régine Florin, dont l’association propose une ligne d’écoute pour aïeuls en détresse, alors que 6 % des grands-parents sont privés de ce lien.
« Je dis souvent qu’on ne devient grand-parent que par le bon vouloir de nos enfants, et qu’il faut les remercier de nous laisser exister. Alors taisez-vous, et laissez-les éduquer leurs enfants à leur manière, ils ont plus de pression que nous à leur âge, et puis tout ce qu’ils font est formidable ».