« Nous avons été confrontées en tant que qualité de filles de Jean-Marie Le Pen à un grand nombre d'obstacles dans notre vie », au printemps 1993, Marine Le Pen est interviewée pour la première fois à la télévision. À l’époque, aux yeux des français, elle n’est que la fille de son père, un homme politique infréquentable d’extrême droite. Quant au Front national, c’est un parti minoritaire, encore loin d’être dédiabolisé malgré sa percée aux législatives de 1986.
Plus de trente ans plus tard, la triple candidate à la présidentielle, condamnée à cinq ans d’inéligibilité avec application immédiate, figure dans le palmarès des personnalités politiques qui suscitent le plus de sympathie auprès des Français, selon le baromètre d’Odoxa.
Dans « Marine Le Pen sur le Divan », publié le 14 mai aux éditions Dunod, le psychanalyste Joseph Agostini revient sur l’influence de Jean-Marie Le Pen sur le parcours politique de sa fille.
ELLE. Parmi les nombreuses figures incontournables de la vie politique française, pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à Marine Le Pen ?
Joseph Agostini. Je me souviens d’une interview de Jean-Marie Le Pen dans les années 1980. Derrière lui, apparaît son affiche de campagne sur laquelle il pose aux côtés de ses enfants. C’est ma première rencontre avec Marine. Des années plus tard, sur un plateau de France 3, je suis épatée par son charisme. Sa voix rocailleuse, son physique hyper télégénique, sa gouaille… Je me dis : « Elle prend la place du père. »
Jusque-là, on n’avait pas eu de femmes politiques aussi fortes, en termes de personnalité et d’allure. Marine Le Pen, c’est une aura, un nom de famille et une longévité politique rare. Un personnage tenace dans l’adversité.
Dans mon métier, on accorde une grande importance au « premier monde », celui de nos parents et de la petite enfance. Marine Le Pen suscite des sentiments contraires : une certaine sympathie car elle incarne la fille qui souhaite se démarquer du père mais aussi une répulsion envers celle qui, gantées de blanc, érige les idéaux de ce dernier en moteur de ses actes.
ELLE. Depuis l'enfance, Marine Le Pen est indissociable de son père. À l'école, elle en paye le prix. Plus grave encore, l’ensemble de sa famille est visée dans l’attentat à la bombe de leur domicile parisien en 1976. Selon vous, ces souffrances dont Jean-Marie Le Pen ne s’émeut pas sont la preuve d’un narcissisme démesuré...
J.A. Petite fille, elle était déjà « prise pour son père », elle est sommée d’être une Le Pen. Quand âgée de 8 ans, on vous traite de fille à papa fasciste à l'école, soit on prend la défense de ce père, soit on s'effondre. À partir de ce moment-là, elle fait preuve d’une loyauté sans limite. À l'adolescence, Marine Le Pen s’oppose même à sa mère, Pierrette Le Pen, qui a posé dans le magazine de charme « Playboy », et écrit aux juges des affaires familiales pour que son père ait la garde exclusive des enfants.
Pierrette trahit le père, elle avouera même que ses filles ont été élevées dans l’antisémitisme primaire. Marine Le Pen, elle, va passer sa vie à le défendre, jusqu’en 2015 où elle l’évince du parti. Jean-Marie Le Pen est narcissique, il ne se préoccupe pas de ses souffrances. Quand Marine Le Pen est rescapée de l’attentat à leur domicile, il lui répond : « Si t'avais été toute nue sous la neige pendant la Guerre, là, t'aurais compris ce que ça veut dire de souffrir. » Il ramène tout à lui, à son enfance, à ses traumatismes. C’est toujours de sa vie dont il a été question.
Autre signe de son égocentrisme, lorsqu’un proche à eux décède, il propose à Marine de l’accompagner à la morgue pour « qu’il ne soit pas le premier mort qu’elle voit ». Même face à la mort d’autrui, il est auto-centré, jamais dans l’attention portée à l’autre. Dans un de ses discours il va jusqu’à dire : « Les filles, elles peuvent mourir avant leur père. » Son engagement à la politique surpasse son attachement à sa famille.
ELLE. Dans votre livre, vous estimez que Marine Le Pen ne suit pas ses propres désirs mais ceux de son père.
J.A. La politique, c'est le rêve de son père. Marine Le Pen est complètement cooptée par lui. Il la déloge de ses passions, notamment la photographie et le droit. D’ailleurs, le monde extérieur l’assigne à cette position d’héritière. Quand elle arrive en 1998 au service juridique du Front national, elle en parle comme d’une fatalité : « Je ne pouvais pas faire le métier d'avocat pour la bonne et simple raison qu'on me taxait trop de Le Pen. »
Dans ses relations romantiques, elle s'est vraiment heurtée à un mur d'intolérance. Selon elle, il est impossible de sortir avec une personne extérieure à son milieu politique. C’est ainsi qu’elle finit par se marier avec Louis Aliot, membre éminent du Rassemblement national (ils sont séparés depuis 2019, N.D.L.R). Son père abonde dans ce sens, il lui dira même sur le ton de la plaisanterie qu’elle n’a qu’à se marier avec Florian Philippot, son bras droit de l’époque. Il ne distingue pas la vie politique de la vie maritale.
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ELLE. En avril 2015, Jean-Marie Le Pen est écarté du parti par sa fille. Il réitère des propos révisionnistes, alors que Marine Le Pen a entamé la dédiabolisation du parti. Cet événement marque une rupture entre les deux, jusqu’au décès du père.
J.A. Cette rupture l’affecte profondément, elle en parle publiquement. Lors du débat du second tour de l’élection présidentielle en 2017, alors qu’elle marche dans les pas de son père, Marine Le Pen est destituée de son aura. Elle se perd dans ses fiches et n’est pas crédible. Son impréparation s’apparente à un sabotage inconscient.
Si proche du but, aux portes du pouvoir, elle trébuche. Elle tombe dans la vindicte, se montre agressive, dans la théâtralité face à l’échec, comme son père le fût autrefois. Elle démontre qu’elle ne peut pas sortir de ses outrances, de cette identification à lui en quelque sorte. Finalement, elle n’est pas dans son désir, ça bloque. Lorsque son père décède au mois de janvier dernier, Marine Le Pen dit qu’elle ne se « pardonnera jamais » l’exclusion de son père du FN. La figure du père, une fois mort, est restaurée.