On pourrait dire de Nine d’Urso qu’elle est belle, brillante et bien élevée. Ce serait vrai. Mais la fille aînée d’Ines de la Fressange n’a rien d’un cliché. Convaincue d’avoir eu trop de chance dans la vie, elle s’éprouve, se débat et se tient à l’œil pour être à la hauteur. Un petit côté « noblesse oblige » qui fait son charme, et son chemin. 

À l’affiche de la série « La Rebelle, les aventures de la jeune George Sand », sur France 2, elle prête sa fougue, son esprit et sa sensualité androgyne à l’écrivaine féministe, aussi connue pour ses amours libres que pour ses combats avant-gardistes.

Dans la vie, la comédienne a une autre passion, le dessin (elle nous montre son portable « débordé » de croquis), où affleure un monde plus débridé et souterrain.

ELLE. Ainsi, vous dessinez beaucoup ?

NINE D’URSO. Oui ! J’adore être comédienne, mais je ne suis pas sûre d’avoir la possibilité d’exercer ce métier pour toujours. On ne sait jamais, les changements de cap… L’année dernière, j’ai fait cette petite exposition autour de la perte. J’ai demandé à 80 personnes « Qu’est-ce qui, dans ta vie, a commencé et s’est arrêté avant même d’arriver à son terme ? », j’ai obtenu 240 réponses que j’ai dessinées, soit 240 croquis que j’ai glissés dans des petits flacons d’huiles, on aurait dit du formol…

ELLE. Pourquoi ce thème de la perte ?

N.U. Le thème de l’exposition était les fantômes. Une fille m’a parlé d’un enfant qu’elle n’avait pas eu, une fausse couche. Je me suis dit que c’était peut-être ça la forme chimiquement pure des fantômes, ce qui a existé un moment et qui n’est plus. Vous vous êtes déjà cassé un os ? Vous savez comment s’appelle l’espace noir entre les deux bouts d’os ? Une « solution de continuité », c’est pas trop beau ? Quelque chose est brisé et va se reconstruire d’une autre manière, c’est là-dessus que j’aimerais travailler.

ELLE. La transmission est un sujet qui vous est cher ?

N.U. J’y crois très fort, la transmission intergénérationnelle au sein des familles, mais aussi à travers la lecture. Jeune fille, j’ai beaucoup lu Marguerite Duras. « La Vie matérielle » a été comme un abécédaire du monde. Mon attention, mon éveil politique sont liés à Duras. J’aime lire à voix haute. J’étais une ado un peu paumée, comme on l’est parfois à cet âge, quand la vie au quotidien peut être flippante, décevante, voire terrifiante. Un ami a décidé de m’emmener au théâtre, et découvrir qu’il existait quelque chose « à côté » m’a follement aidée. Je ne peux pas avoir reçu ça et ne pas vouloir le transmettre à mon tour.

« C’est problématique de voir à quel point les combats de George Sand sont contemporains »

ELLE. Avant l’École supérieure d’art dramatique de Lille, vous avez fait un an à l’École normale supérieure, c’était une manière de vous acheter une liberté ?

N.U. Évidemment ! Je suis obsédée par les diplômes. Toute ma vie on m’a répété, à raison, que j’étais venue au monde avec un nombre de privilèges incalculables : je suis née à Paris, dans une famille aisée, ma mère c’est ma mère, j’ai des parents aimants, une petite sœur gentille, des grandes sœurs géniales, des amis fantastiques, je suis autonome financièrement depuis mes 18 ans… Réussir des concours de la fonction publique a été un moyen de montrer que ça, on ne me l’avait pas donné, je l’ai arraché avec les dents et des cales sur les doigts. Bien sûr, comme l’explique Bourdieu, j’avais plus de chances, compte tenu de mon milieu. Mais c’est une forme de liberté vis-à-vis des autres, et vis-à-vis de moi. Quand j’entreprends quelque chose, je le fais sérieusement.

ELLE. Il paraît que votre mère vous surnomme, entre autres, « Scrupulon » ?

N.U. Ma mère a beaucoup d’esprit. Scrupulus, en grec, désigne un petit caillou dans la chaussure, étymologiquement, c’est donc avoir quelque chose qui gêne la marche, et auquel on pense toute la journée. Chez moi, ça peut être un peu maladif. Quand on a un billet d’avion avec un coupe-file, par exemple, comment ça s’appelle déjà ?

ELLE. « Speedy boarding »?

N.U. Eh bien, moi, même si j’ai un passe, je fais la queue, c’est du scrupule à deux balles, c’est nul, mais l’idée de « speed boarde r» ne me plaît pas.

ELLE. Et le jeu, ça vous apporte quoi ?

N.U. Jouer, c’est une aventure collective. Dans « Dom Juan », mis en scène par David Bobée, où je joue en alternance un garçon  – comme dans « George Sand » –, le casting fait appel à des acteurs qu’on n’a pas l’habitude de voir, encore moins dans ce registre. Shade Hardy Garvey Moungondo, par exemple, qui est congolais, campe un fabuleux Sganarelle. Eh bien, la langue de Molière dans la bouche d’Hardy, c’est fou, ça crée des ponts. Pareil, si je peux faire découvrir George Sand à des gens qui ne l’ont jamais lue, si un mec de 16 ans se dit « chanmé cette meuf, vas-y je vais regarder ce qu’elle fait »… Une série du service public sur une figure littéraire et féministe, c’est à 100 % pour ça que je fais ce métier.

ELLE. Vous incarnez une George Sand plus vraie que nature, y a-t-il des points de rencontre, des ponts entre elle et vous ?

N.U. L’envie de toucher à tout ? Après, je n’essaie pas de trouver ce qu’on a de semblable, j’ai trop peur que ça soit minable [rires], mais plutôt ce vers quoi j’ai envie de tendre. Peter Brook disait des personnages de théâtre qu’ils étaient des « Monsieur Plus et Madame Plus ». Juliette sera toujours plus amoureuse et Néron plus méchant. Ce que j’admire chez Sand, c’est sa capacité de travail, ses engagements multiples qui se nourrissent de ce qu’elle vit. Elle n’est pas restée accrochée à un point de vue, un milieu, elle était en avance sur plein de choses –républicaine alors que Victor Hugo était encore royaliste! J’admire aussi sa liberté, pas facile d’être amoureuse de la comédienne Marie Dorval.

« J’admire ma mère, j’adore ce qu’elle est, ce qu’elle fait, je la trouve courageuse, c’est un modèle. »

ELLE. Ses engagements féministes résonnent très fort avec l’époque, comme son long combat pour se séparer « corps et biens » d’un mari violent et tyrannique, une séparation qui fera jurisprudence…

N.U. Franchement, c’est la honte d’avoir encore besoin de George Sand, une femme qui écrivait il y a cent cinquante ans, pour nous expliquer la marche à suivre aujourd’hui. Elle était peut-être en avance sur son temps, mais c’est surtout nous qui sommes en retard. C’est problématique de voir à quel point ses combats sont contemporains : quand on sait comme il est compliqué pour une femme qui a subi des violences sexistes et sexuelles d’aller porter plainte au commissariat.

ELLE. Comment réagissez-vous aux aléas de l’actualité ?

N.U. Mon cœur bat très clairement à gauche. Mais il faut continuer à écouter les gens avec qui on n’est pas d’accord. Il faut se faire violence, dans les moments de raidissement, pour aller voir de l’autre côté, lire, parler, étudier, ne pas s’en tenir à sa propre chapelle, parfois ça me saoule mais j’y mets un point d’honneur.

ELLE. Il paraît que Nine signifie « grâce » en hébreu ?

N.U. Je sais que ça veut dire « gentille grand-mère » en turc ! Nine est une sainte qui a marché de Naples, ville de naissance de mon père [Luigi d’Urso, décédé en 2006, N.D.L.R.], jusqu’en Géorgie pour y soigner la reine, qui s’est par la suite convertie au christianisme.

ELLE. À propos de transmission, vous songez à devenir mère à votre tour, voire « gentille grand-mère » ?

N.U. C’est une vraie question et je me suis dit que c’était peut-être bien de faire congeler mes ovocytes… Mais il y a plein de types de maternité.

ELLE. Par ailleurs, vous posez en compagnie de votre mère et de votre sœur Violette pour la nouvelle campagne Roger Vivier, une première ?

N.U. Oui, j’avais toujours refusé. Même pour ELLE, si vous regardez bien, à partir de 13 ans, je disparais des photos… Toute ma vie, j’ai un peu complexé : tout le monde, tout le temps, me ramène à ma mère. Ma crise d’adolescence a consisté à faire comme si je ne lui devais rien, alors que, faux, je lui dois tellement. Mais à 30 ans, quelque chose s’est un peu calmé. Et puis j’admire ma mère, j’adore ce qu’elle est, ce qu’elle fait, je la trouve courageuse, c’est un modèle. Ce sont de belles photos, un bon souvenir. C’est aussi une manière d’honorer son travail. Au bout d’un moment, il faut assumer.