Se rencogner sur la banquette du métro ? Non. Se faufiler sur le trottoir ? Non. Se vouloir fine, toujours plus fine, et choisir ses vêtements en fonction ? Non, non et non. Être la femme devant laquelle on s’écarte, celle qui occupe l’espace comme jamais ? Oui, mille fois oui, répondent les défilés printemps-été 2025, qui ont célébré l’ampleur sur tous les tons.
Womanspreading : le vêtement comme outil d’émancipation
À nous le « womanspreading », oserait-on dire, en clin d’œil aux messieurs qui, eux, utilisent leur corps pour s’étaler dans l’espace public ! Et pourquoi pas ? Comme un art de se déployer par le vêtement qui ringardiserait ce qu’on pensait être le féminin triomphant : la vamp toute en courbes, la bourgeoise mince comme un fil, l’executive woman en épaulettes et talons de tueuse, la guerrière en rangers. Ces partitions-là sont bien connues, merci.
Spacieuses, aériennes, les silhouettes de la saison nous ouvrent bien d’autres horizons. On ne tient pas compte de nos mensurations dans des drapés floutant taille et poitrine. On est volontiers à plat, avec des fleurettes et des lunettes pilote. On enfile un pardessus XL même aux beaux jours, puisque la météo l’impose et notre majesté aussi.
Une libération par le volume
L’enjeu, désormais c’est l’espace, vestimentaire et public, puisque les deux vont de pair : en occupant l’un, on conquiert toujours un peu l’autre. C’est que l’ampleur d’aujourd’hui rime enfin avec mouvement, loin des crinolines d’antan.
« Ce moment dans l’Histoire où les femmes prenaient de la place, soi-disant pour être “honorées”, c’était celui d’un engloutissement. Mises dans un écrin, elles ne pouvaient plus rien faire ni être approchées », rappelle l’écrivaine et journaliste Sophie Fontanel, autrice, avec l’historien Olivier Gabet, de « Défilé au Louvre » (éd. Seghers-Louvre). Occuper l’espace, alors, c’était s’empeser, avec des architectures vestimentaires sous lesquelles on ployait, figée.
La preuve avec l’hilarante minisérie web « Vertu/Gadin », qui se demande comment faire du yoga en robe médiévale ou monter à cheval dans un jupon à armature. Avec pour cascadeuse et héroïne Yvane Jacob, l’autrice de « Sapé comme jadis. 60 histoires de vêtements (et de gens importants) » (éd. Robert Laffont) et de « Parées. Histoire de l’émancipation vestimentaire des femmes » (éd. Hugo).
L’oversize, une arme contre le male gaze ?
L’ampleur, en 2025, ambitionne exactement le contraire : sortir des carcans, n’être synonyme ni de poids… ni de laisser-aller. « L’oversize continue d’évoluer et de questionner le male gaze, cette idée que les hommes ne comprendraient pas et n’aimeraient pas les vêtements très larges sur le corps féminin », souligne Yvane Jacob. Un vieux prisme viril interprétant tout ce volume comme une aberration, la femme vraiment chic restant longiligne, la femme vraiment sexy aussi.
Et c’est bien ce que distille le womanspreading : mettre en perspective toutes les normes successives que nous avons traversées. Notamment le temps où l’on hésite encore à monter le volume sous prétexte qu’il ne flatterait pas toutes les morphologies. « Avec l’ampleur se pose encore la question de l’embonpoint, de paraître mince ou non, de s’en soucier ou non, note Sophie Fontanel. Parce que s’habiller “large”, c’est prendre davantage de place, et si l’on estime qu’on en prend soi-même déjà trop… Le réflexe du vêtement “à sa taille” reste encore la règle, tout comme le constat un peu pervers que l’ampleur tombe mieux sur les corps minces. Partant de là, l’oversize est une manière d’affirmer “tout me va” et de désobéir à une norme. »
Lorsque la mode joue la subversion
Quand les looks acérés comme une lame peuvent entretenir une féminité un peu solennelle, le womanspreading, lui, s’encanaille jusqu’en territoire ludique. Comme chez Duran Lantink et Coperni, où l’on imagine respectivement des culottes rembourrées sur les hanches et des escarpins à semelle Mickey, déployant de larges oreilles au sol.
Cette empreinte féminine qui se fait plus vaste, plus ancrée, on l’a vue partout, dans les stilettos de Victoria Beckham et Balenciaga comme dans les derbys de Loewe, tous surdimensionnés. Cendrillon, son petit pied mignon, son prince charmant ? Piétinés.
Un chic libérateur
Quant à ce chic en 3D que l’on appelait « cérébral » du temps de Phoebe Philo chez Celine, il est toujours préservé par les créateurs japonais comme Chitose Abe, directrice artistique de Sacai. Chez elle, les indices du féminin traditionnel (la robe, les volants, les transparences précieuses) se déclinent sans aucune velléité de souligner le corps.
« C’est Yohji Yamamoto qui a théorisé ça le premier, note Sophie Fontanel. Il ne comprenait pas l’obligation faite aux femmes d’être moulées pour montrer leurs formes. Pour lui, ce n’était pas une question de pudeur de camoufler le corps, mais au contraire de le libérer. De marcher à toute vitesse, ce qui a pris un sens encore plus vif dans une culture où, longtemps, les femmes avançaient à petits pas, avec modestie. »
« C’est toujours significatif, ce moment vestimentaire où l’on dit : on prend de la place, mais rassurez-vous on reste féminines, pointe Yvane Jacob. Cela rappelle l’époque des suffragettes. À la fin du XIXe siècle, il y avait déjà plusieurs courants, certaines féministes voulant abandonner le vestiaire féminin et s’habiller en hommes, d’autres refusant de se conformer au cliché de la harpie émasculatrice et clamant : “Pour manifester, portons des tissus fins et légers, des fleurs, du blanc.” » Est-ce à ce carrefour-là que se trouve le womanspreading, cette mode postCovid et post-#MeToo menant une fois encore une réflexion sur le genre ?
Quand le masculin prend moins de place
« Le masculin est complètement construit lui aussi, il n’a rien de biologique, rappelle Yvane Jacob. La néomasculinité de Hollywood le prouve avec ces mecs qui ne prennent pas beaucoup de place, comme Timothée Chalamet, sans que leur virilité soit remise en question. On est toujours dans un dialogue avec l’autre genre. »