Qui sont les « Sorcières de Boutcha », ces ukrainiennes qui prennent les armes ?

Elles sont aujourd’hui plus de 70 000 femmes à servir dans l’armée. Leur totem ? La sorcière, archétype de la puissance féminine puisé dans la tradition ukrainienne. Rencontre avec des femmes de pouvoirs.
À Boutcha, à 25 kilomètres de Kyïv, 130 femmes, de 19 à 70 ans, font partie de l’unité de défense aérienne créée en 2022 après la libération de la ville, théâtre d’effroyables crimes de guerre perpétrés par l’armée russe.
Le bataillon, baptisé « Sorcières de Boutcha », tire son nom du chevron porté par Kalipso, l’une des premières recrues. Réparties en brigades mobiles de quatre, elles scrutent le ciel à l’affût des drones envoyés par les Russes. Et chaque samedi, elles s’entraînent dans une forêt voisine. Vernis à ongles et maquillage soigné pour certaines, elles courent puis tirent – debout, à genoux, allongées – sur des ballons roses placés à 100 mètres, sous les cris de l’instructeur.
Inna, 52 ans, mère de trois enfants et professeure de mathématiques, a rejoint l’unité en juin 2024 « par curiosité ». « Tenir une arme, dit-elle, c’est tenir la vie de quelqu’un entre ses mains, mais c’est aussi protéger les siens. » Quant à Iryna, 43 ans, ancienne comptable, elle a retrouvé un sentiment de contrôle en apprenant à tirer sur des drones avec une mitraillette soviétique.
« Ils sont venus chez moi, ont fusillé notre voisin. Je suis ici pour que ma fille de 10 ans n’ait pas à prendre les armes. Partout dans le monde, les gens décident librement de leur journée, je veux la même chose ici. Nous devons les faire partir », s’insurge-t-elle. « Une sorcière, c’est une force. Nous accumulons en nous tout notre désir de vengeance, ajoute Tetiana, 42 ans, professeure de littérature. J’ai survécu à l’occupation, planquée dans une cave avec ma fille de 13 ans qui réclamait à manger. J’essayais de lui cacher ma peur. »
Sur le front sud, dans la 241e brigade de défense territoriale, Olha Bihar – nom de guerre : « sorcière » –, 33 ans, est aujourd’hui commandante adjointe d’un bataillon de mortier. En 2022, elle quittait son cabinet d’avocats à Kyïv pour rejoindre l’armée, comme sa mère et ses frères. « Seul mon fils de 8 ans n’y est pas – et j’ai fait ce choix pour qu’il n’ait jamais à y aller. » Son surnom lui est donné dès 2014, quand elle rejoint la résistance dans le Donbass, à Kramatorsk, sa ville natale. Blessée après l’invasion russe, Olha boite légèrement mais arbore un grand sourire. « 80 % de nos missions réussissent grâce à l’artillerie », dit-elle fièrement.
Malgré les conditions éprouvantes, elle veut faire carrière dans l’armée. Et elle n’est pas la seule : selon le ministère de la Défense, plus de 70 000 femmes servent aujourd’hui dans l’armée ukrainienne, dont 5 500 sont sur le front.
Archétype de la puissance féminine, la figure de la sorcière est profondément ancrée dans la culture ukrainienne. En mars 2022, dans une vidéo devenue virale, une habitante de Konotop, au nord-est de Kyïv, à 70 kilomètres de la région russe de Koursk, lançait aux soldats russes : « Vous ne savez pas où vous êtes ? Ici, chaque femme est une sorcière. Tu n’auras plus jamais d’érection ! »
Une scène inspirée du célèbre roman « La Sorcière de Konotop », écrit en 1833 par Hryhoriy Kvitka-Osnovianenko. Son adaptation au théâtre par le jeune metteur en scène Ivan Uryvskyi, qui compte plus de 150 représentations depuis le début de la guerre, a tourné jusqu’à Paris.
L’histoire, tragique, est jouée sur le ton de la comédie : un chef cosaque, manipulé par son scribe, traque et tue des sorcières accusées de provoquer la sécheresse, au lieu d’aller à la guerre. « C’est un texte sur la folie de l’impunité », analyse l’artiste, qui y voit un écho au présent.
Dans la pièce, où la sorcière se met du côté du bien et manipule les deux hommes, Ivan Uryvskyi puise dans les archétypes du théâtre populaire. « La sorcière est la force qui change cette histoire, précise-t-il. Elle est l’inconnu, ce qui nous effraie et nous attire. » Le succès du spectacle reste un mystère pour lui. « Parfois, c’est simplement l’air du temps », confie le metteur en scène, qui rêvait depuis longtemps de monter ce texte, l’un des premiers en langue ukrainienne.
Mais ces figures remontent à loin. À l’époque des Cosaques, on invoquait les « kharakternyk », mages de combat capables d’arrêter le sang et de figer l’ennemi. En ukrainien, « vidma » (sorcière) signifie « la mère qui sait », rappelle l’ethnographe ukrainienne Maryna Sentchilo. Ces femmes – parfois des hommes – étaient consultées pour une naissance, une maladie, des prédictions, et rarement persécutées.
Le feu, l’eau, la cire, les plantes leur servaient d’outils. Maryna Sentchilo y voit aussi une réalité bien sociale : « Nos femmes ont dû être fortes, parce que les hommes étaient souvent à la guerre. Ce savoir sur la société, comme sur le cycle des saisons en agriculture, les a aidées à tenir. »
Ces derniers temps, la pensée magique revient en force : boutiques ésotériques, chansons, autocollants, annonces publicitaires de voyantes affichées sur les poteaux dans les rues. Entre ironie et croyance, on dit ici que chaque Ukrainien a un médecin traitant et une voyante dans ses contacts. En 2024, selon l’Institut de sociologie de Kyïv (KIIS), 43 % des Ukrainiens croient à l’astrologie, au tarot ou aux dons extrasensoriels.
Dans une société confrontée aux deuils, la magie permet de se raccrocher à quelque chose. « La guerre détruit les maisons, mais aussi l’idée de soi. On devient fragile comme du verre », assure Maryna Sentchilo. Certaines sorcières contemporaines en ont même fait leur métier. C’est le cas d’Elena Sibiriakova, 48 ans, qui s’identifie comme « chamane de Sibérie » et « sorcière de Kyïv ». Issue d’une famille tatare pratiquant le chamanisme, elle a quitté la Russie et son métier d’avocate en droit administratif pour « redonner aux gens la paix intérieure, même en temps de guerre ». Elena parle peu du front.
Son mari, ancien avocat devenu fantassin, est aujourd’hui à l’hôpital, près d’elle et de leur fils autiste. Elle soigne désormais les souffrances psychiques : « J’aligne les états énergétiques d’une personne, je communique avec les esprits et ils me disent comment agir. » Anxiété, exil, protection des proches… depuis 2022, les demandes affluent. Elle facture en moyenne 100 dollars (89 euros) la séance, mais dispense gratuitement ses conseils aux enfants et aux aînés.
« Plus il y a de gens alignés avec eux-mêmes, poursuit-elle, plus la société est agréable à vivre. » La sorcellerie s’est pratiquée en Ukraine de tout temps, sous différentes formes, jusqu’à l’astrologie et au tarot actuels. Gromovytsia Berdnyk, écrivaine, dit avoir hérité du don de voyance de sa grand-mère Solomiya et étudie les pratiques des molfars des Carpates, sorciers folkloriques. La tradition s’y est perpétuée sans interruption, la région n’ayant subi ni l’Holodomor (la famine orchestrée par le pouvoir soviétique en 1932-1933) ni les purges. « Si chaque femme prenait conscience de sa puissance, le monde aurait déjà changé », avait coutume de lui dire Netchay, célèbre molfar des Carpates, mort en 2011. Une croyance que l’on retrouve jusque dans l’armée.
Comme beaucoup, Olha Bihar porte des symboles anciens : sa protection est un pendentif celte – un heaume de la terreur (un emblème nordique associé à la magie des runes) –, et depuis que sa voiture a miraculeusement résisté à une salve d’obus, elle a tatoué sur son épaule un faucon, son porte-bonheur. Ni marginales ni persécutées, mais actrices de la guerre et de la reconstruction, les sorcières sont aujourd’hui largement redéfinies : « Ce n’est pas que du folklore : elles représentent un savoir et le pouvoir d’agir des femmes », rappelle la sociologue Tamara Martsenyuk, qui enseigne à l’université Kyïv-Mohyla Academy.
« Autrefois, elles formaient une catégorie sociale à part de femmes qui défient la société, refusant les rôles traditionnels du patriarcat – donc puissantes. » Olha Bihar rêve un jour de voir une femme ministre de la Défense. Gromovytsia Berdnyk souligne elle aussi ce pouvoir des femmes : « Les dieux n’ont pas d’autres mains que les nôtres. C’est à nous de faire advenir ce que nous invoquons. »
« Si les sorcières sont les premières féministes, alors les femmes ukrainiennes le sont toutes », conclut Elena, la sorcière de Kyïv.
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