Ubisoft, c’est « Assassin’s Creed », « Just Dance », « Far Cry », des franchises cultes et des millions de joueurs dans le monde. Mais derrière le vernis de la « success story » française, une autre réalité transparaît dans les éléments de l’enquête judiciaire, consultés par le journal « Libération » : un siège parisien où des employées décrivent un climat de travail marqué par des humiliations, du harcèlement et une forme d’impunité. Dans le service éditorial, département clé de l’entreprise, plusieurs témoignages recueillis par la police judiciaire évoquent une culture du sexisme et de l’intimidation, où un petit cercle d’hommes aurait dicté sa loi, dans une ambiance qualifiée de toxique.
Les femmes ? D’après les auditions menées par la police judiciaire, certaines employées auraient rapporté avoir été la cible privilégiée de blagues graveleuses, de commentaires sur leur physique et, pour certaines, de comportements plus graves. Dans ce « boys’ club », il fallait « accepter ou partir ». Pendant des années, les employées redoutaient de croiser certains supérieurs dans l’ascenseur, prenaient des chemins détournés pour éviter un collègue trop insistant rapporte « Libération ». Ce lundi 2 juin, trois anciens cadres d’Ubisoft doivent répondre de ces accusations devant la 15e chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny.
Appel au viol, attouchements, insultes sexistes…
Les faits reprochés sont accablants. Thomas François, ancien vice-président du service éditorial, est accusé de harcèlement sexuel, de harcèlement moral et d’agression sexuelle.
Dans l’open space, il aurait multiplié les remarques sexistes, allant jusqu’à qualifier le manteau rouge d’une employée d’« appel au viol ». « Les stagiaires, c’était un vivier de drague pour Tommy », confie une ex-employée à la PJ. Une autre raconte qu’il lui aurait demandé de faire un poirier en jupe devant lui, rapporte « Libération ».
Mais ce n’est pas tout. Une plaignante affirme que Thomas François l’a convoquée dans son bureau pour lui passer un film pornographique, dans l’unique but de la mettre mal à l’aise. Lors d’une soirée de Noël organisée par l’entreprise, il aurait tenté de l’embrasser de force sous les yeux d’autres employés.
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« un meeting où on la baiserait devant tout le monde, pour la calmer »
Un management par la peur et l’humiliation
Si Thomas François était l’un des visages de cette culture toxique, l’homme qui le couvrait et l’encourageait était Serge Hascoët, ex-directeur créatif et numéro 2 d’Ubisoft. Longtemps considéré comme un gourou du jeu vidéo, Hascoët aurait imposé un management brutal, où l’humiliation était une règle et le harcèlement, un mode de fonctionnement.
À un employé en burn-out, il aurait lancé : « Les gens en burn-out sont des faibles, ce qu’il leur faudrait, c’est une bonne guerre pour leur apprendre la résistance. » Une ex-employée rapporte que, gêné par une collègue, il aurait suggéré à un collègue d’organiser « un meeting où on la baiserait devant tout le monde, pour la calmer ».
Son assistant personnel, M.B., surnommé « le premier tourmenteur » par une plaignante, se sentait tout autorisé. Menaces, insultes, harcèlement… Il aurait même menacé une employée avec un couteau dans les locaux d’Ubisoft. Une directrice RH témoigne d’un baiser forcé de sa part, sous les rires de Serge Hascoët, qui aurait balayé la scène d’un « Ça va, ce n’est que de l’affection… »
« Il n’y avait que quelques personnes toxiques »
Ubisoft savait… et a laissé faire
Pendant des années, les ressources humaines ont fermé les yeux. Pourtant, les signalements étaient nombreux. Les employées qui dénonçaient le harcèlement se heurtaient à un mur. « Ubisoft n’est peut-être pas une entreprise pour toi », aurait répondu une RH à un salarié voulant signaler des comportements abusifs.
En 2020, après les révélations de la presse et un vent de panique interne, la direction finit par licencier les trois accusés. Mais lorsqu’il est entendu par la police, Yves Guillemot, le PDG du groupe, minimise : « Il n’y avait que quelques personnes toxiques. » Un discours que contredisent les dizaines de témoignages recueillis par la police judiciaire.
Si Ubisoft n’est pas poursuivi dans cette procédure, le syndicat Solidaires informatique a annoncé une nouvelle action judiciaire pour faire comparaître la direction du groupe en tant que personne morale. Ce procès est une première dans l’histoire du jeu vidéo français.