Steppes désertes, marécages, forêts de pins… L’Ukraine défile derrière les larges fenêtres du train n° 712 reliant Kyïv à Kramatorsk, dans la région de Donetsk, sous contrôle ukrainien à l’est du pays. Lovée dans son siège bleu, Valentina, 28ans, peine à se concentrer sur son roman. Elle brûle d’impatience de retrouver son époux, Joseph, 28ans lui aussi, engagé volontaire depuis mars 2022. « Chaque fois que je me rends dans la région de Donetsk, je suis heureuse. Lorsque je rentre à Kyïv, je m’efforce de ne pas pleurer ni m’inquiéter. Plus je suis près du front où se trouve mon mari, mieux je me sens », confie la professeure des écoles, qui profite des vacances scolaires pour le retrouver.

Le couple ne s’est pas étreint depuis une dizaine de jours. Avant cela, ils ont passé environ quatre mois sans se voir. Sur le quai de la gare de Kramatorsk, chef-lieu de la région de Donetsk sous contrôle ukrainien, à moins de 20 kilomètres de la ligne de contact, Joseph accueille sa femme, un bouquet de roses rouges à la main. Quelques baisers échangés, et déjà, il doit rejoindre son poste, avant de plus amples retrouvailles le soir. L’ex-soldat d’infanterie travaille désormais dans un bureau. Il garde secrets les détails de son affectation.

Joseph avec son épouse, Valentina, dans un café à Kramatorsk le 20 mars.- ©Philippe de Poulpiquet

Joseph avec son épouse, Valentina, dans un café à Kramatorsk le 20 mars.- ©Philippe de Poulpiquet

Aimer un soldat : l’attente, la peur, l’espoir

Valentina et Joseph se connaissent depuis dix ans. Ils sont amis puis une romance naît entre eux, deux ans avant l’invasion à grande échelle du pays. Le 24 février 2022, Valentina projetait d’envoyer les invitations pour leur mariage qui devait être célébré quelques mois plus tard. La guerre bouleverse leurs plans. La jeune femme abandonne sa robe bustier immaculée à Kyïv. Elle part se réfugier à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, où Joseph suit l’entraînement de l’armée qu’il vient de rejoindre. Le couple décide toutefois de s’unir civilement le 7 mars 2022. Le commandant de Joseph lui accorde une permission de quelques heures pour qu’il puisse épouser Valentina, revêtue pour l’occasion d’un sweat-shirt à capuche blanc et d’un jogging.

Depuis, mari et femme s’aiment à distance ; environ 600 kilomètres les séparent. La professeure est rongée par la peur de perdre son époux : « Quand il m’envoie un message disant qu’il va bien, je me sens d’abord rassurée, puis je suis de nouveau anxieuse. Il allait bien il y a cinq secondes et maintenant ? » Ce couple, comme tant d’autres, communique via des messageries cryptées telles que Telegram ou WhatsApp, auxquelles les soldats peuvent se connecter lorsqu’ils sont sur le front, grâce au réseau Internet satellitaire disponible dans les abris. À l’arrière, les compagnes sont suspendues au moindre texto ou signe de vie. Le fameux statut « en ligne » est un bref vecteur d’apaisement. Sur le front, Joseph bouillonne : « Le plus difficile, c’est de ne pas être proche physiquement, pour se soutenir mutuellement, se sentir et se toucher. Et, bien entendu, aucun geste romantique spontané n’est possible. Cela m’enrage. Ce sentiment de colère ne s’apaise que lorsque Valentina est avec moi. Il revient dès qu’elle repart. »

La jeune femme ne compte plus ses allers-retours dans la région de Donetsk depuis que son époux y a été transféré il y a deux ans. Elle bataille pour nourrir leur amour. À chaque voyage, elle aspire à créer des souvenirs : « J’ai peur d’être ennuyeuse pour mon mari. Je cherche à faire de nouvelles expériences, des choses excitantes. On manque de temps, alors on discute de notre programme avant de nous retrouver. » Restaurants, cafés, promenades : durant quelques jours, les amoureux se voient chaque soir, après le service de Joseph. Ils s’offrent l’illusion d’une « vie normale », mais la guerre ne se laisse pas évincer si facilement.

L’amour naissant au cœur du chaos

La guerre affecte les caractères, les aspirations et les centres d’intérêt des combattants. Sasha, 26ans, en a fait l’expérience. Vendeur de matériel de bricolage, il s’est aussi engagé au début de l’invasion. Aujourd’hui, il est à la tête d’un groupe de neuf homme chargé de surveiller le front de Pokrovsk depuis un abri creusé à une dizaine de kilomètres des positions russes. « J’ai plus dansé avec des drones qu’avec ma fiancée », plaisante-t-il avant de projeter l’engin dans les airs. Sur les images capturées par la caméra, Pokrovsk brûle. Les dronistes aperçoivent soudain trois soldats ennemis tirant des munitions. Après plus d’une heure de manœuvres, Sasha appelle en visio Yulia, sa compagne âgée de 27 ans. Depuis Lviv, elle évoque ses soucis professionnels avant de fondre en larmes. Sasha tente de la rassurer et de la faire rire avant de raccrocher : « Soleil, j’étais très content de te voir. Je t’embrasse. » « Je t’aime », lui répond Yulia.

Les deux amoureux se sont rencontrés en août 2022, tandis que Sasha suivait un entraînement à Lviv. « Hey, qui veut prendre un café ? » a-t-il lancé sur Twitter. Elle a répondu, premier rendez-vous, mais ce n’est qu’en janvier 2024 que leur relation a commencé. « J’étais déjà dans l’armée. Ma façon de penser, de ressentir, de voir les choses avait déjà changé par rapport à celui que j’étais avant de m’engager. C’est cet homme que Yulia apprécie », explique Sasha. Avant cette idylle, il a connu une relation de trois années que la guerre a achevée en juin 2022. « C’était une fille bien, mais on n’avait plus rien en commun. Quand vous devenez militaire, vos amis changent, votre quotidien change. Entre les civils et les militaires, il y a un manque de compréhension. Quand je survis à un assaut, c’est comme si je naissais une seconde fois. Mais, pour beaucoup, c’est un jour comme un autre. Les crimes de guerre auxquels nous assistons, les destructions, la mort de nos frères d’armes influencent notre vision de la vie. »

Une opinion qu’Ed, 32ans, fantassin de la brigade Azov, partage : « Au front, c’est simple. C’est noir et blanc. Là est l’ennemi et ici le frère d’armes. » Ex-barman aux cheveux roses, le trentenaire a fait table rase de son passé lorsqu’il s’engage en 2023. Autrefois centriste, il est devenu plus conservateur. Il a effacé de son compte Instagram toutes les photographies pour ne laisser qu’une image de lui en pantalon vert kaki – sa manière d’annoncer qu’il rejoint l’armée. De quoi susciter l’admiration de Margarita, 33 ans, une ancienne cliente de l’établissement où Ed travaillait. Ils se connaissaient alors depuis environ sept ans, sans être proches pour autant. Elle lui a envoyé un message sur Instagram et a communiqué avec lui durant plusieurs mois sur Telegram. En mars 2024, elle emprunte aussi le train n° 712, qui dessert la gare de Sloviansk, à une trentaine de kilomètres du front. C’est leur premier rendez-vous.

« Je voulais le voir juste pour vérifier si cet intérêt pour moi était réel. J’avais peur parce que je ne suis jamais allée dans la région de Donetsk avant la guerre. Je pensais arriver dans une ville brûlée. Mais en réalité, c’était calme. Les enfants jouaient dans la rue. Je n’avais jamais fait quelque chose d’un peu fou comme cela. Je ne l’ai pas dit à ma mère ni à mes amis. Je redoutais leur jugement, qu’on me dise “oh mon Dieu ! c’est elle qui fait le premier pas, ce n’est pas un comportement féminin”. » Finalement, le coup de cœur de Margarita est bien réel. Au fil de ses visites, leur relation s’intensifie. Attablé à la terrasse d’un café dans la région de Donetsk, Ed se souvient : « La première fois qu’elle est venue, j’ai pensé que ça serait seulement une histoire de sexe. Mais, rendez-vous après rendez-vous, ce fut l’amour et encore plus d’amour. Cette femme, c’est ma petite amie, peut-être ma future épouse. » Un défi dont Ed a conscience car, pour l’heure, les traumatismes de la guerre s’invitent dans leur couple.

Sasha au téléphone avec sa fiancée, Yulia, dans un abri situé à 10 kilomètres des positions russes, sur le front de Pokrovsk, le 21 mars.©Ph...

Sasha au téléphone avec sa fiancée, Yulia, dans un abri situé à 10 kilomètres des positions russes, sur le front de Pokrovsk, le 21 mars.©Philippe de Poulpiquet

Le champ de bataille intérieur

Plusieurs mois après le début de leur relation, le fantassin dévoile à sa compagne ses multiples commotions cérébrales et son trouble de stress post-traumatique, tandis qu’il est en convalescence à Kyïv. Le 17 novembre 2024, alors qu’il se trouve dans la cuisine de Margarita, il apprend la mort de « Delivery », l’un de ses frères d’armes, puis de plusieurs autres ; l’armure se fend. Il est envahi par le chagrin. Il n’a qu’une hâte : revenir sur le champ de bataille pour se sentir vivant et utile. « Quand je reste longtemps à la maison, cela nuit à notre relation. Quand nous sommes séparés, nous nous manquons vraiment. » Malgré les traumatismes d’Ed et la distance, Margarita tient bon. Elle s’entoure de proches de militaires afin d’être soutenue. Et, pour briser la frustration sexuelle, elle a sa recette : « aller au sport cinq fois par semaine », même si elle admet qu’avec son compagnon il faut se réapprivoiser à chaque rencontre.

Ed, dans un café à Droujkiva le 20 mars, et sa compagne, Margarita, chez elle à Kyiv le 18 mars. - ©Philippe de Poulpiquet

Ed, dans un café à Droujkiva le 20 mars, et sa compagne, Margarita, chez elle à Kyiv le 18 mars. - ©Philippe de Poulpiquet

Entre frustrations et désirs, l’intime à l’épreuve de la guerre

Sur le front de l’Est, la frustration des hommes est prégnante. Des pin-up armées de fusils d’assaut sont accrochées sur les gilets pare-balles ou collées sur la tôle des pick-up. Si les militaires reconnaissent volontiers avoir recours à l’onanisme, aucun n’avoue utiliser les services de prostituées. Evgeny, 38 ans, artilleur au sein de la brigade Liut, affirme : « On a souvent le sentiment de vivre notre dernier jour. C’est pour cela que le désir est si fort, mais il se concentre sur nos épouses car on veut laisser quelque chose derrière nous : un enfant. Bien sûr, les célibataires, eux, utilisent Internet pour passer du bon temps avec des filles. » 

Sur les applications de rencontres telles que Tinder, Badoo ou Pure, les profils de militaires se suivent, tantôt arme automatique, tantôt lance-missiles en main. L’objectif de la majorité d’entre eux est avant tout de communiquer avec une femme alors qu’ils vivent dans un univers très masculin. Mais les soldats ne sont plus aussi populaires auprès de la gent féminine. Contacté sur Tinder, Dima, 26 ans, opérateur drone dans l’une des brigades les plus estimées du pays, recherche une relation sérieuse. Celui qui parade torse nu et tatouages sur les bras confesse : « En 2022 et 2023, les militaires étaient l’élite, tout le monde les adorait. Maintenant, ce n’est plus tout à fait le cas. Être dans l’armée ne vous avantage plus, au contraire même, ça effraie souvent les filles. » En février dernier, le président Volodymyr Zelensky avait estimé à 46 000 le nombre de soldats tués sous l’uniforme ukrainien, et à 380000 celui des blessés. Un bilan qui dissuade nombre de femmes d’entamer une histoire qui risque de s’achever en deuil. En Ukraine, l’amour aussi est un combat.

Le 23 mars, profil du soldat Kostya, 30 ans, sur l’application Tinder. ©Philippe de Poulpiquet

Le 23 mars, profil du soldat Kostya, 30 ans, sur l’application Tinder. ©Philippe de Poulpiquet